En ce mois de juin frisquet, l’Opéra de Paris réchauffe les corps et les cœurs avec la version de Così fan tutte de Mozart, mis en scène par la chorégraphe star Anne Teresa de Keersmaeker. Merveilleux.
Misogyne ou féministe ? Comment lire le dernier opus, en 1790, de la trilogie Mozart-Da Ponte ? Mozart meurt un an après. Nous sommes dans l’après Révolution Française, et du côté Prusse, le monde d’avant a déjà reculé. Par exemple, Joseph II avait réformé le droit matrimonial afin que les femmes puissent donner leur accord avant de se marier.
Così fan tutte nous raconte l’histoire d’un pari grivois. Don Alfonso (Paulo Szot et Boštjan Antončič) décide de parier avec ses deux amis, Ferrando (Josh Lovell et Julien Monty) et Guglielmo (Gordon Bintner et Michaël Pomero) au sujet de la fidélité de leur fiancées, Fiordiligi (Vannina Santoni et Cynthia Loemij) et Dorabella (Angela Brower et Samantha van Wissen). Pour mener à bien cette intrigue à la Feydeau, Don Alfonso fait entrer dans la manigance la pétillante Despina (Hera Hyesang Park et Marie Goudot).
Le génie de cette production réside, au-delà des voix bien sûr, dans la duplication des corps. Chaque chanteur et chanteuse est doublé.e d’un danseur ou d’une danseuse, à moins que cela ne soit l’inverse. Du côté de la scénographie, nous sommes dans un cube blanc qui rend la scène inclinée de Garnier encore plus immense. Les costumes, réalisés par les ateliers de l’Opéra, vont à contresens du vaudeville potache. Les coupes sobres et les couleurs chatoyantes nous amènent dans l’élégance d’un Dries Van Noten. Vous commencez à comprendre. Dans Cosi, il y a plusieurs niveaux de lecture, d’écoute et de regard. L’histoire tient en une ligne, mais la partition de Mozart se déploie de façon lyrique, des aigus aux graves, apportant des montées mélancoliques quand Vannina Santoni et Cynthia Loemij sont prises par le doute : qui choisir, son fiancé ou son amant ? A cette question, Hera Hyesang Park et Marie Goudot virevoltent, dans la voix pour la première et dans les sautillements de la seconde pour dire : ne choisis pas.
Dans sa direction, Anne Teresa De Keersmaeker fait danser tout le monde. La première image est un demi-cercle doux, où toustes aligné.e.s, ils et elles, le corps penché à la diagonale, font glisser leurs mains devant leurs bassins. Et puis régulièrement, elle dissocie, comme elle le fait toujours, depuis Fase, en 1982. Elle déphase, les fait courir à rebours, suspend les vrilles et les courbes. Les clouent au sol quand le drame intérieur est trop lourd. Les envolées chromatiques entre l’orchestre dirigé par Pablo Heras-Casado sont en totale cohérence avec les voix qui débordent de toutes les gammes. En contrepoint, la danse, limpide et géométrique, apporte de la raison et de la réflexion. Le peu d’interprètes au plateau (sauf quand les chœurs, grandioses, s’en mêlent) donnent aux danseurs et danseuses de Rosas un espace majeur pour se déployer.
Un chef d’œuvre total.
Visuel : Così fan tutte en répétitions (c) Benoite Fanton / OnP