Est-il possible de faire un geste plus Cult que celui-là ? Celui de monter Les Demoiselles de Rochefort, l’un des films les plus célèbres de Jacques Demy, au Lido, l’ancien cabaret mythique des Champs-Élysées, aujourd’hui transformé en haut lieu de la comédie musicale. Eh bien oui, il faut l’avouer : cette version des Demoiselles respecte, de façon admirable, le grand geste acidulé, drôle et kitsch que Jacques Demy et Michel Legrand ont posé en 1967 pour l’éternité.
Comment adapter cette comédie musicale qui prenait place dans les rues de Rochefort, et qui voyait les sœurs Garnier (« comme l’opéra»), Fanny et Solange, campées pour l’éternité par Catherine Deneuve et Françoise Dorléac, prendre vie sur scène ? Le spectacle s’ouvre sur un immense écran figurant la première séquence du film : le grand pont métallique de Rochefort. Derrière cet écran, on devine les musiciens et musiciennes de l’orchestre du Lido, nombreux et nombreuses, tout de cuivre armé, prêts à accompagner les mélodies swing si célèbres des Demoiselles. Lorsque la chanson des jumelles retentit pour la première fois, un doute nous traverse : retrouverons-nous la magie du film ? Ce doute s’efface très vite, dès que les chorégraphies se mettent en place. La danse est un grand geste jazz, rendant hommage avec précision à l’écriture d’origine. Les claquettes sont à la fête, les bras cabaret s’ouvrent avec grâce, pour notre plus grand enchantement.
Mais rappelons-le : Les Demoiselles de Rochefort, c’est aussi une histoire. Dans le film comme dans ce spectacle, chacun cherche son chat : les sœurs Garnier rêvent de capitale et d’amour au coin de la rue. Yvonne, qui a vendu « toute sa vie des frites », rumine son amour perdu qu’elle a quitté à cause de son nom ridicule, un militaire poète, Maxence, cherche, lui, son « idéal féminin ». Tous les personnages sont impeccablement incarnés, au point de nous faire oublier les stars éternelles du film. Juliette Tacchino et Marine Chagnon sont merveilleuses dans les rôles de Fanny et Solange en perruques blondes et rousses.
Plus la pièce avance, plus le décor s’efface. Dans l’horizon d’attente d’un spectacle au Lido, le bar d’Yvonne est à peine esquissé : trois tables, quelques chaises, un comptoir et des bouteilles suffisent à faire image. Il en va de même pour la boutique de musique de Monsieur Dame, dont l’escalier ne mène pas jusqu’au plafond. Alexis Mabille, aux costumes, choisit de respecter l’identité du film : monoblocs jaunes pour Delphine, rouges pour Solange, petites chaussures vertes pour Yvonne. Les marins évoquent des silhouettes de Jean-Paul Gaultier, les forains se parent de paillettes. Mabille ne pouvait pas se défaire totalement des silhouettes iconiques des Demoiselles sans trancher dans un geste radical, ce qui n’était sans doute pas attendu au Lido. Il respecte donc l’univers mythique, mythologique et fantasmagorique de Rochefort, offrant chapeaux démesurés, chemises de nuit vaporeuses et petites robes courtes, virevoltantes, comme le voulait la mode de la fin des années 1960.
Ce qui frappe, c’est combien les paroles et orchestrations de Michel Legrand, l’histoire de Jacques Demy, tiennent la route et effacent tout décor superflu. On oublie vite le grand écran LED, ses lettres lumineuses composant le nom de la ville et, hélas, cachant l’orchestre qu’on aimerait voir. On oublie tout cela, emporté par les voix jazz et lyriques des interprètes. Cette adaptation nous entraîne dans la frénésie de la quête d’amour infinie qui habite tout Rochefort. Mais, le cinéma de Jacques Demy n’a jamais été seulement léger : on se souvient de Peau d’Âne et de son thème de l’inceste ; ici, il est question d’indépendance féminine. Yvonne a travaillé toute sa vie seule, élevant ses filles, « Nous fûmes toutes deux élevées par maman, Qui pour nous se priva, travailla vaillament», et les demoiselles elles-mêmes sont libres, affirmant leur autonomie dans leurs chansons. Leur idée de l’amour, leur rêve d’homme idéal « avec ou sans défaut », devient un accessoire aussi éclatant que la couleur de leurs robes acidulées.
La mise en scène de Gilles Rico est juste, parce qu’elle s’inscrit dans la droite ligne de celle de Demy. Il cultive le second degré qui fait tout le sel des Demoiselles, avec une précision jubilatoire. Il est délicieux de rire à nouveau des textes délirants de Demy, portés par un rythme dément : rappelons que Michel Legrand osait les rimes les plus drôles, comme jumelles et cervelles par exemple. Cette adaptation scénique d’un film mythique tient plus que la route : c’est un grand spectacle, généreux et populaire au meilleur sens du terme. Il enchantera autant les fans du film, dont nous sommes, que celles et ceux qui le découvriront sur scène, avant de rentrer chez eux et elles en fredonnant, obstinément, les mélodies des chansons de Maxence, d’Yvonne, de Fanny, de Solange…