Même si la production d’Olivier Py se disperse un peu, le retour de La Cage à Paris est une découverte pour beaucoup et un événement théâtral et musical incontournable.
Au départ, il y eut une pièce écrite par Jean Poiret et incarnée – ô combien magistralement – par Michel Serrault et jouée de 1973 à 1977 au Théâtre du Palais-Royal, puis de 1978 à 1980 au Théâtre des Variétés. Cette pièce eut une première vie, prolongée par trois films (deux d’Édouard Molinaro, un de Georges Lautner). En ces temps – désormais lointains -, le public faisait un triomphe à la pièce dans un contexte où, d’une part, l’homosexualité était un délit et une partie de « l’opinion » homophobe et personnifiée par le député Charrier (et génial Michel Galabru au cinéma). D’autre part, la représentation de « la folle » n’était pas franchement en phase avec les revendications des homosexuel·le·s (pas encore revendiqués LGBTQIA+) et, de fait, une partie de la communauté donnait à la pièce une étiquette homophobe.
Le succès fut donc phénoménal tant sur les planches que dans les salles de cinéma et ce succès dépassa largement les frontières hexagonales. De 1980 à 1998, le film de Molinaro conservera le titre de film en langue étrangère le plus vu aux États-Unis, ce qui se traduira par une nomination aux Oscars en 1980.
Et c’est là que commence la seconde vie de La Cage. Aux États-Unis, le contexte est bien différent de ce qui se passait en France à la même époque. Les émeutes de Stonewall survenues dans la nuit du 28 juin 1969 suite à un raid policier au Stonewall Inn dans le quartier de Greenwich Village, à New York, sont considérées comme la première lutte des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres contre un système oppressant. Elles sont de fait un évènement fondateur pour la communauté gay et ouvrent la porte aux revendications d’affirmation qui se concrétiseront dans les futures « gay pride ».

En toute logique, lorsqu’il est question de traduire la pièce en comédie musicale, ce sont deux homosexuels assumés (Jerry Herman, le compositeur de Hello Dolly ! et Harvey Fierstein, le futur réalisateur de Torch song trilogy) qui s’en chargent, ce qui induit un clair changement de ton où l’expression de l’identité de gay – et, au-delà, de « mère » de Jean-Michel -, s’incarne dans une chanson « I am what I am », qui va devenir iconique. Dès lors, la comédie musicale, créée à Broadway en 1983, reprise à Londres en 1986, mais qui échoue à Paris à 1999, ne va pratiquement pas quitter les planches européennes, connaissant, notamment, une présence permanente sur les scènes germaniques. Pour preuve, la production de Barrie Kosky est toujours à l’affiche au Komische Oper de Berlin et le Volksoper de Vienne s’en est aussi récemment emparé.
Après l’échec de Mogador, en 1999, il n’allait pas forcément de soi que le succès de la « deuxième cage » anglo-saxonne, plutôt inconnue en France, mais portée par sa musique iconique, se prolongerait dans la patrie d’origine. La trace indélébile de la Zaza de Serrault est encore une référence, mais, depuis quelques années, la comédie musicale est devenue une recette à succès. Restait à trouver le bon ton entre une action datée dans les années 80 et les acquis enregistrés par la communauté LGBTQIA+ comme le mariage pour tous, le succès des cabarets « transformistes », mais aussi une résurgence flagrante et inquiétante de l’homophobie dans le monde. D’où la difficulté de l’exercice pour transposer une pièce chargée d’histoire dans un contexte qui a beaucoup évolué.

Quoi qu’il en soit, le théâtre du Châtelet a mis les petits plats dans les grands avec Laurent Lafitte en tête d’affiche annoncée depuis un an, Olivier Py à la mise en scène et des moyens importants traduits dans une production luxueuse faite de décors imposants (Pierre-André Weitz), de boas, de strass et de paillettes. Ne manquent ni une « scène de la biscotte » d’une efficacité remarquable (cette fois avec des « cagelles » en militaires), ni tout ce qu’il faut pour contenter un public progressiste désormais nourri au RuPaul Drag race.
Si réserves il y a, elles viennent surtout du fait que, comme à son habitude, Olivier Py a (trop ?) voulu inscrire sa Cage dans l’air du temps. Mais l’exercice s’est révélé, malgré tout, périlleux, et comme le trop est parfois l’ennemi du bien en termes de mariage entre comique et émotion, outre le message fondamental, le trop-plein guette lorsque l’on ajoute des références à l’opéra, au SIDA ou à l’actualité et des blagues, inévitables sur les hétéros (soi-disant en minorité dans la salle, ce qui reste à démontrer), sur le harcèlement, sur le manspreading ou sur une autre comédie musicale donnée sur les Champs-Élysées. Même si cela permet de faire passer quelques manifestes salutaires (« N’ayez plus honte, n’ayez plus peur ! »), cela se traduit toutefois par quelques baisses de régime ; d’autant que la partie purement théâtrale peine forcément, et ce malgré le talent de Lafitte et de Damien Bigourdan, à retrouver l’exubérance débridée des créateurs de la pièce.

Ce sont donc des morceaux musicaux de la main particulièrement inspirée de Jerry Herman que viennent la puissance et le plaisir du spectacle. D’une part, parce qu’en montrant les numéros de cabaret de la Cage aux folles, Harvey Fierstein et Jerry Herman avaient introduit une imparable dynamique de revue, renforcée par les « cagelles » (chorégraphie : Ivo Bauchiero), ici vraiment excellent·e·s (et si nombreux·se·s qu’il est difficile de toustes les nommer), ainsi que par la « bonne » exubérante d’Emeric Payet ; aussi parce qu’au milieu d’une distribution quasi irréprochable, Harold Simon (Jean-Michel) incarne le professionnalisme d’un jeune comédien clairement formé à l’art de la comédie musicale.
Et enfin parce que, malgré un art du chant pas encore totalement exemplaire, Damien Bigourdan et Laurent Lafitte donnent à Georges et à Zaza tout ce qu’il faut de follitude, avec ces épaules qui chavirent, ces bassins qui ondulent, mais également cette aptitude complice à traduire les passages mélodramatiques. En comédien accompli, Laurent Lafitte, interprète, avec la plus belle sensibilité, la scène de « I am what I am » devenu « J’ai le droit d’être moi », faisant poindre la larme à l’œil.

Alors, pour le public qui a complètement rempli la salle du Châtelet (difficile de trouver une place !), n’y a-t-il pas meilleur ivresse que de regarder toutes ces créatures renouveler l’arrivée de Zaza dans le monde, de prolonger les incarnations de Serrault et Poiret, de Fierstein (qui fut Zaza de façon anthologique), de retrouver le grand art de la comédie musicale queer et la géniale musique de Herman, de savourer le caméléon Lafitte (qui affirme que le rôle l’a secoué) se métamorphoser en reine des folles ? Bref, de se laisser entraîner dans la fête d’un plaisir à paillettes et surtout, de partager l’ouverture d’esprit, la tolérance et la fierté !
Visuels : © Thomas Amouroux