Six ans après le très beau spectacle Campana, le cirque Trottola reprend les routes avec Strano, une nouvelle œuvre accueillie par L’Azimut pôle national cirque jusqu’au 20 octobre.
Il y a quelque part, à la limite de l’audible, comme l’écho d’une fanfare. Autour de la petite piste circulaire, des gradins se massent sur plusieurs rangs, et pourtant on a l’impression d’une relative intimité, d’une grande proximité avec l’espace dans lequel, bientôt, apparaîtront les artistes. Comme dans un cirque-théâtre, il y a un fond de scène, une grande section du cercle que décrivent les gradins, et la piste est coupée par des pendrillons et rideaux qui s’écarteront pour révéler les artistes et le décor. Malgré quelques guirlandes lumineuses, la structure en métal et les couleurs froides dominantes rendent le cadre un peu austère.
Un premier personnage, campé par Bonaventure Gacon, entre en piste et entreprend d’en faire le tour, tout en prononçant un texte aux accents hugoliens : on comprend qu’il est soldat, qu’il marche avec la troupe, qu’il traverse des campagnes en se désolant de la raison qui l’y a mené. Son costume aux couleurs passées et à la coupe longue a des accents de 19e siècle. Avec lui, c’est la guerre et l’absurdité du monde qui se sont invités sous la toile du chapiteau. D’où vient ce personnage, pourquoi revient-il encore et encore tout au long de la représentation, tantôt sur la piste, tantôt marchant au-dessus du vide, toujours déclamant, toujours perdu face au non-sens de cette marche forcée et du projet belliqueux qui l’accompagne ? Le mystère restera entier : Strano, comme les autres spectacles du Cirque Trottola, n’est pas un spectacle à récit avec un sens fermé, mais une œuvre poétique et évocatrice.
Lorsque Titoune paraît en scène, avec son nez rouge et son costume gris bleu, qui fait penser à la tenue des Poilus de 14-18, elle contraste par son sourire et par l’assurance tranquille avec laquelle elle prend possession de la piste et de son espace. C’est une chose toujours un peu étrange et un peu merveilleuse de voir Titoune et Bonaventure interagir, deux énergies si complémentaires entre le fort gaillard qui prend avec elle des précautions de chatte et la clowne-acrobate menue qui semble ne pas être complètement du même monde que nous.
Pour les accompagner en piste dans leurs acrobaties, Pierre Le Gouallec en alternance avec Sébastien Brun participent avec discrétion et efficacité. Samuel Legal surtout vient accompagner les évolutions des circassien.nes avec des airs joués sur un orgue monté sur un axe horizontal, qui apparaît d’abord en se redressant depuis les coulisses, et finit couché à l’horizontale tandis que le musicien fait démonstration de la fluidité de son jeu aux pédales, ainsi révélé. Entendre cet instrument puissant, tantôt grave et solennel mais tout aussi bien festif à d’autres moments, produit d’abord un contraste intéressant, mais l’oreille s’habitue et sa présence devient comme une évidence. On a, tout de même, de la peine à se convaincre que cette machinerie -dont le treuil est manipulé à vue- qui peut mettre l’orgue cul par-dessus tête n’est pas un peu excessive par rapport à son intérêt pendant le spectacle.
Pour le reste, le Cirque Trottola nous régale d’agrès rares et imprévus, points focaux du spectacle envisagé du point de vue de la pure technique circassienne. Titoune s’amuse avec grâce et lenteur sur deux trapèzes fonctionnant comme des ascenseurs, passant de l’un à l’autre sans se précipiter. Le main-à-main est omniprésent, et prend de jolis accents poétiques quand il s’organise autour d’un piano à queue qui fait une entrée fracassante en piste. Une échelle en métal montée sur un axe rotatif constitue le clou du spectacle, et offre enfin un peu de prise de risque, avec des évolutions rapides et des équilibres millimétrés. Pour le reste, Strano tient beaucoup moins aux prouesses techniques qu’à la qualité de présence et de relation de Bonaventure et de Titoune.
C’est là que réside le potentiel de magie de ce duo : dans les petits riens, les complicités de regard, les demis sourires, des situations aussi cryptiques qu’insolites… C’est dans l’espace que leur interaction presque muette offre à l’imagination du.de la spectateurice que leur force réside, et l’attrait de leur proposition. Le cirque pratiqué par Trottola n’est pas un cirque de l’exploit physique, mais un cirque d’atmosphère, dans la grande tradition des troupes comme le Cirque Plume. Si on tentait une comparaison cinématographique, on serait dans Les enfants du Paradis, pas dans Fast & Furious. Mais, malheureusement, iels avaient, le soir de la première, l’air légèrement perdu.es, comme si les personnages n’étaient pas encore clairement définis, et que, peu sûr.es de leur être-là, iels n’arrivent pas à communiquer pleinement l’émotion que l’on espère d’elleux. Sûrement, c’est une chose qui s’affinera avec le travail, et on retrouvera la finesse d’émotion qui caractérise le travail de ce duo mythique.
Visuel © Fanchon Bilbille