C’est une proposition singulière que ce Mouton Noir de Paul Molina, mis en scène par Wilmer Marquez et proposé notamment dans la programmation du festival Rencontre des Jonglages. Seul-en-scène en forme de confession fleuve, c’est surtout l’occasion pour cet artiste du ballon de proposer sur la scène du théâtre quelque chose que l’on n’est pas habitué à y voir, puisqu’il s’agit de football freestyle.
Le freestyle, c’est cette discipline à mi-chemin entre le sport et l’artistique, qui consiste à réaliser des figures avec un ballon de football. Paul Molina maîtrise la discipline à haut niveau, puisqu’il se classe parmi les meilleurs dans les championnats mondiaux. Aucun doute sur le fait que Mouton Noir ait sa place au festival Rencontre des jonglages : à voir ce que l’artiste fait avec son ballon, on réalise la grande proximité de certains mouvements avec la balle contact, on réalise également tout de suite à quel point le sens du rythme et de l’équilibre est important, combien la coordination motrice est au cœur de ces figures, autant de tricks qui n’ont rien à envier à ceux des jongleurs ayant appris leur art sous les chapiteaux. Il y a également une dimension chorégraphique forte à la façon dont le corps est utilisé. C’est de l’art au moins autant que c’est du sport.
Si le spectacle n’était fait que de cela, il serait sans doute monotone, au bout d’un moment, et il serait absolument épuisant pour Paul Molina. Les démonstrations de freestyle sont donc mêlées à un long récit de vie, l’intéressé racontant par le menu comment il en est arrivé à vivre de sa passion alors que ses études brillantes l’avaient amené, à la sortie de son école de commerce, à un poste confortable – bien que dénué d’intérêt pour lui – dans une grande société. Ce genre d’études n’est pas sans prendre d’ailleurs un petit coup de griffe au passage… Le personnage se veut attachant, l’artiste valorise son goût de l’effort et sa quête de liberté, et il n’hésite pas à s’adresser au public les yeux dans les yeux, et à échanger quelques ballons avec le premier rang. Les gamins assis dans le public sont aux anges, carrément conquis. Le quatrième mur n’est même pas déconstruit : il est tout simplement aboli.
Seulement, cette histoire du garçon parfait devenu saltimbanque est elle-même presque trop parfaite. On a l’impression d’assister à une mise en scène de soi par un jeune homme malin, doté d’outils intellectuels – ses cours de marketing ? – qu’il met au service d’une story Insta géante jouée en direct. En réalité, le rebelle qui échappe à l’univers du contrôle de gestion pour vivre avec un ballon au bout du pied n’a absolument pas renié les valeurs ultralibérales de son école de commerce : dans son univers, il importe toujours autant de performer pour être un winner, briller, être le premier. C’est le triomphe de l’accomplissement individuel, le culte de l’effort, le mirage de l’ascension par le mérite pour tous.tes fait par une personne qui n’est manifestement pas dénuée d’atouts pour réussir. De ce récit chronologique linéaire sans surprises dramaturgiques, qui ne raconte les obstacles que pour mieux valoriser le héros, on sort en se disant que l’occasion est manquée de prendre du recul, de questionner ce qui anime le freestyler, de sonder les failles de ce personnage qui n’en est pas un, manifestement en quête d’attention.
Le spectacle n’est pourtant pas ennuyeux, tant s’en faut. Il est bien rythmé, avec de belles accélérations, et les démonstrations de freestyle sont bluffantes, même si on peut facilement trouver aussi bien voire mieux sur internet, si l’on se donne la peine de chercher. Le dispositif scénique, fait de dalles imbriquées qui sont retournées à mesure du spectacle pour symboliser la transition de l’univers gris de l’entreprise à l’univers coloré et excitant du freestyle, n’est pas mauvais en soi mais reste plutôt sous-utilisé. Les changements de costume à vue ne semblent pas avoir d’intérêt autre que de permettre à l’interprète d’exhiber à intervalles réguliers sa musculature et ses tatouages, ce qui aurait tendance à confirmer l’impression d’un spectacle qui n’arrive pas à se dépêtrer d’un travers quelque peu narcissique.
Paul Molina parvient malgré tout à paraître très attachant, et la maestria avec laquelle il fait la démonstration pendant une courte scène d’une manche de battle de freestyle en championnat est sidérante. Le point auquel le spectacle emprunte aux codes des réseaux sociaux est intéressant à disséquer. On a hâte de voir si, et comment, l’artiste proposera une deuxième œuvre à tourner dans les salles de spectacle.
Visuel : ©- C. Raynaud de Lage