L’Oiseau-Lignes est un spectacle de la cie Rhizome – Chloé Moglia, aussi poétique et mystérieux que son nom l’indique. Programmée lors de la 36e édition du festival Circa dans les murs de L’Astrada Marciac, cette création de 2019 est une traversée à deux interprètes, une circassienne suspendue et une musicienne. A la fois abstraite et incarnée, une proposition fascinante où la gravité défiée ouvre la voix à une disposition méditative de l’esprit.
Cela fait maintenant bien longtemps que Chloé Moglia s’est tranquillement taillée une place à part dans l’univers du cirque contemporain français. Ses spectacles, dépouillés, tendent vers le méditatif voire vers le spirituel, du fait de sa pratique de la suspension, qui lui permet d’explorer un autre rapport au temps, à l’effort, à la contemplation, aux forces physiques du monde et aux limites de son propre corps.
Ce sont des composantes que l’on retrouve ici, mais auxquelles l’artiste insuffle de nouvelles dimensions en les entourant d’un dispositif qui n’est pas le dépouillement radical d’Opus corpus : l’espace au-dessus de la scène est traversé par une ligne brisée blanche suspendue aux cintres, tandis que le fond de scène est barré d’un grand mur qui s’avérera mobile.
L’Oiseau-Lignes commence par un geste essentiellement graphique, qui utilise ce mur comme un tableau noir recevant des dessins à la craie. Celleux qui ont vu Rhizikon, le premier spectacle de la compagnie, reconnaîtront l’inspiration, transposée à une autre échelle. L’amorce du spectacle est simple et belle : Chloé Moglia s’avance pieds nus sur scène, chacun de ses pas laissant une empreinte blanche, avant de dessiner l’image d’un enfant, dont la voix retentit alors dans les enceintes : “Qu’y a-t-il de commun entre marcher et tisser ? Chasser et observer ?”
Tandis que Marielle Chatain, depuis une table mobile recouverte de machines, élabore un accompagnement très électro, Chloé Moglia couvre son tableau de dessins d’humains et d’oiseaux, autour d’une ligne dont la forme est le négatif de celle qui attend, suspendue au-dessus de sa tête. Il nous est donné à comprendre que cette ligne relie l’Alpha à l’Oméga, ce qui est aussi cryptique que mystique. Et que tous les signes évoluent, se transforment, peuvent s’effacer, bref, que rien n’est permanent.
On peut ne pas être convaincu par cette amorce un peu nébuleuse, qui suggère cependant quelques clés pour investir de sens de ce qui va suivre, si tant est qu’on veuille le cérébraliser. L’intérêt est piqué lorsque la circassienne entreprend de monter sur le tableau pour se suspendre par son bord supérieur, avant de continuer à dessiner. Mais le vrai spectacle commence lorsqu’elle entame finalement sa lente évolution le long de la ligne suspendue.
Avec des gestes si lents et si calculés que l’ensemble ne bouge même pas d’un millimètre, elle chemine en prenant le temps de s’arrêter, d’observer, de sentir simplement sa réalité au présent. Même lorsque des morceaux entiers de la ligne se dérobent sous ses mains, elle traverse l’accident avec un calme et un détachement dont on aimerait pouvoir faire preuve soi-même. Son avancée suit le tempo de sa respiration, et la musique suit. On se demande si cheminer d’un point A à un point B s’est déjà fait avec autant de sérénité.
La force, l’endurance, la maîtrise technique sont comme d’habitude au rendez-vous. C’est une chorégraphie suspendue que cette traversée de L’Oiseau-Lignes, avec un travail autour du point fixe, et des mouvements qui semblent partir de tout le corps alors que tout se passe en réalité à la force des bras. L’effet produit par cette lente progression est étonnant : cette dernière finit par focaliser toute l’attention, le reste de la salle disparaît, la distance est abolie, la vision devient tunnel. Plus rien n’existe que cette femme qui tranquillement chemine, dans un état de concentration total. C’est hypnotique, apaisant.
Il y a là un peu de sorcellerie, un charme puissant qui distord le temps et l’espace. Puis Chloé Moglia redescend, doucement, le long d’une dernière ligne dont les contrepoids font comme un mobile de Calder. On ressort du spectacle légèrement en apesanteur, comme si on avait médité pendant une heure. Une parenthèse a été ouverte dans la réalité du monde, lors de laquelle la gravité a été abolie, et on garde en soi un peu de cette légèreté volée au réel. Un peu de sorcellerie, on vous dit.
GENERIQUE
De Chloé Moglia et Marielle Chatain
Avec Marielle Chatain ou Carla Pallone, Chloé Moglia
Direction artistique Chloé Moglia
Création musicale Marielle Chatain
Dispositif sonore Valérie Bajcsa
Création lumière Coralie Pacreau
Costumes Clémentine Monsaingeon
Scénographie équipe Rhizome
Ligne de suspension (conception et réalisation) Eric Noël et Silvain Ohl
Régie son Valérie Bajcsa ou Laurent Guigonnet
Régie lumière Coralie Pacreau ou Michel Bertrand
Direction technique Hervé Chantepie
Visuel © Alain Monot