Après sa création à l’Espace des arts à Chalon-sur-Saône, Hourvari, le dernier spectacle de la compagnie Rasposo, est présenté ce week-end (les 15 et 16 novembre 2024) à Châlons-en-Champagne par le Palc dans le cadre de la Nuit du cirque.
C’est, malgré l’occasion, une version amputée du spectacle qui est présentée au public chalonnais et aux nombreux·euses professionnel·les qui ont fait le déplacement. En effet, l’administration, dans son rôle éminent de gardien du droit, et dans son rôle estimable de protecteur des professions du spectacle, n’aurait pas permis, faute du parfait aboutissement des procédures préalables exigées, que les enfants des membres de la troupe puissent être sur scène avec leurs parents. Les mineur·es ont ainsi été sauvé·es in extremis du tort qui leur aurait été fait en s’asseyant derrière de petits pupitres d’écolier·ères en bord de piste et en récitant leurs deux ou trois répliques. Le prix de cette mise à l’abri, néanmoins, est que la dramaturgie du spectacle Hourvari s’en retrouve éviscérée, vidée de son sens, la signification des signes et symboles radicalement altérée.
Sur quoi, alors, peut-on écrire ? Il reste bien des éléments d’esthétique dont on peut rendre compte, et cette proposition porte indubitablement la patte de Marie Molliens. Elle ne rend pas ce spectacle plus confortable que les précédents : sa signature, c’est de distordre le familier jusqu’au malaise, de prendre les signes de la tradition et de les agencer de façon à composer une oeuvre dissonante, grinçante, ce qui force le public à aiguiser son regard et à se dépouiller de ses catégories habituelles.
Le pivot principal du travail d’écriture de Hourvari est la collision entre vivant et inerte, en utilisant l’image de la marionnette, donc en convoquant sur la piste le corps humain marionnettisé. Immanquablement, les quatre interprètes grimés en marionnettes convoquent l’étrangeté, provoquent le malaise : c’est un peu vrai de l’incarnation de Guignol, avec son sourire fixe de dément, c’est particulièrement vrai des trois marionnettes blanches incarnées par des circassiennes dont le visage est initialement recouvert d’un tissu élastique type collant qui les déshumanise encore plus sûrement que le fait leurs corps raidis. On reconnaît là la figure du clown blanc inquiétant que Marie Molliens utilise souvent, qui se retrouve ici renouvelée. Au fur et à mesure du spectacle, ces marionnettes traitées comme des objets, suspendues, transportées, brisées, réparées, retrouveront une individualité, une corporalité humain, un visage, non sans avoir subi quelques transformations qui les auront menées à faire des détours par la découverte de l’animalité.
Pour créer et entretenir cet univers, force costumes et masques sont employés, dans une mise en scène qui prend le contre-pied du dépouillement : la piste est décorée de lourds pendrillons rouges et de guirlandes lumineuses, les musicien·nes jouent sur une scène décorée qui peut rappeler un castelet, les confettis pleuvent dru. Sauf que, dans ce dernier cas, ils peuvent autant tomber sur un corps inanimé que sur un être qui prend son envol. Les apparences sont délibérément trompeuses, tout est susceptible de se métamorphoser : le cadre de scène dressé au milieu de l’espace bifrontal est déconstruit au fur et à mesure du spectacle, le castelet se transforme en agrès, le personnel de sécurité se révèle avoir plutôt le rôle de geôlier… Dans les hauts-parleurs, on entend tantôt des voix ou des rires d’enfants distordus, tantôt la musique jouée en direct mais affectée d’un battement panoramique droite/gauche qui ne laisse pas l’oreille en repos.
On comprend bien que sous la poésie des images – il y a quelques tableaux de toute beauté, notamment des passages aériens bien mis en valeur par leur éclairage, et Marie Molliens utilise à bon escient divers voiles pour jouer sur des effets de caché/révélé et de transparence – il y a un commentaire politique. La situation initiale proposée est pleine de fausseté, de violence, d’oppression inhumaine – avec une dimension sexiste que l’on ne peut ignorer. La progression du spectacle se fait vers une joyeuse anarchie – c’est l’un des sens du terme hourvari – culminant dans un charivari intense organisé autour d’un numéro de bascule qui symbolise sans doute un affrontement entre anciens dominants et anciens dominés qui, parce qu’ils se confrontent les uns aux autres – un face à face entre hommes – définissent apparemment un ordre nouveau.
Sans le regard des enfants pour symboliser l’avenir et une forme de bon sens instinctif qui révèle le caractère intenable du système oppressif, cette dimension du spectacle a cependant quelque chose d’inaboutie. Il y a une forme de naïveté, aussi, dans le caractère presque magique de cette liberté à laquelle les personnages arrivent d’on ne sait où, et qui s’acquière on ne sait trop comment, mais au moins Hourvari ne fait-il pas l’économie de montrer la violence, celle qui vient de l’oppression et celle qui semble ici nécessaire pour s’en libérer.
Du point de vue de la technique circassienne, une jolie collection de numéros sont insérés dans le fil de cet univers très théâtral, où les monstres ont droit de cité. Aux portés acrobatiques succèdent des figures aériennes aux sangles, une danse sur fil de fer parfaitement maîtrisée mais difficile à replacer dans la dramaturgie du spectacle, un zeste de hula hoop, et un numéro de bascule donnant à voir un beau niveau de performance comme clou du spectacle. Les circassien·nes réalisent globalement de belles prouesses techniques. La musique, jouée en direct, les soutient très efficacement, avec une palette large qui va du chant lyrique au yodel en passant par une reprise plutôt grunge de la comptine enfantine Mon âne mon âne.
Hourvari est une proposition foisonnante, à l’esthétique très affirmée, sous-tendue par une ode à l’émancipation qui s’essaie à cheminer vers une conclusion joyeuse. La réaction du public, sous le chapiteau du Palc, ne permet pas de douter du fait qu’il y a un vrai plaisir de spectateur·rice à trouver dans la proposition. Reste à la découvrir dans sa forme complète, et à voir comment avec le temps le propos se précisera sur les multiples questions auxquelles il touche.
Visuel (c) Ryo Ichii