« Campement » : des jongleurs.euses à l’état sauvage, en bas de chez toi

Sur la pelouse de la promenade Newton lors du festival Le Mans Fait Son Cirque ou sur la Place du Général de Gaulle pendant Chalon Dans La Rue, le spectacle est le même : une remorque dont les portes arrière sont grandes ouvertes sur un chargement entier d’accessoires, une poignée d’hurluberlus – cinq jongleur·euses et un musicien –, un fatras d’objets divers – panneaux, branches, caisses, costumes sur cintres… – et un attroupement plus ou moins nombreux et plus ou moins structuré de spectateurices contemplant l’ensemble d’un œil souvent interloqué. Tel se présente le Campement du collectif Protocole : une occupation jonglée d’un espace-temps, un lieu de vie temporaire où s’organisent des pauses clopes et des pauses déjeuner, un lieu de spectacle éphémère sans délimitation claire de l’espace de jeu, une performance improvisée, mais très maîtrisée.

Campement est au spectacle ce que le jazz est à la musique : la recherche toujours renouvelée et donc toujours différente d’un effet d’ensemble à partir de motifs communs et d’improvisations libres. La proposition a quelque chose d’absurde et de dadaïste en même temps : extrêmement ludique, accompagnée de près par une musique jouée en direct par le talentueux Alex Verbiese, faussement mystique – on note par exemple la présence de branches d’arbre, l’utilisation de masques, la confection de sortes de totems…. Elle ne se prend pas trop au sérieux et brouille les codes de représentation. Cela reste, tout de même, un spectacle de jonglage : Paul Cretin Sombardier, Thomas Dequidt, Sylvain Pascal, Valentina Santori et Pietro Selva Bonino maîtrisent à fond leur discipline. Mais iels ne recherchent pas (trop) le spectaculaire : iels sont surtout dans la coopération, l’écoute, et la mise en scène de leur présence.

Jongler avec la liberté dont feraient preuve des musicien·nes de jazz qui se seraient mis·es au cirque

Le défi, dans cette performance, non seulement du point de vue de l’endurance mais également du point de vue du renouvellement de la proposition, est de tenir plusieurs heures d’affilée. L’implantation sur une grande durée permet que les spectateurices passent plusieurs fois dans leur journée, pour voir comment la situation évolue. Il ne suffit donc pas de se contenter de jongler à plusieurs en s’éloignant de plusieurs dizaines de mètres, de faire du beatbox allongé au sol, ou d’enfiler un costume en peaux de bête pour ensuite trôner au milieu de l’espace de jeu. Il faut rester totalement poreux·euses à la nouveauté et à l’accident, recomposer l’espace de jeu en fonction de la fréquentation et de la météo, accepter les foules comme les moments de creux, et cheminer au travers de cette proposition sans cesse renégociée. C’est d’ailleurs le sens du tableau noir sur lequel sont écrites, à la craie et au fur et à mesure de la journée, les différentes étapes traversées par cette petite communauté de six artistes.

Ce n’est sans doute que si on comprend cet état d’esprit et la volonté de s’inscrire ainsi dans un lieu insolite sur un temps considérablement étiré qu’on peut commencer à se sentir concerné·e par ce spectacle. On apprécie alors la facilité avec laquelle cette proposition floue s’adapte avec virtuosité aux circonstances, fait varier son périmètre, son intensité sonore, l’énergie de son mouvement. Le fait même que des éléments du spectacle soient dispersés un peu partout – ici accrochés dans des arbres, là suspendus à des barrières Vauban – et que l’espace de jeu soit indéfini met le public en difficulté en même temps qu’il le rend un peu complice de ce qui se joue, puisque le dispositif le force à prendre part, même involontairement, à la renégocitation constante des termes du spectacle. Tout peu arriver, et la liberté que les artistes semblent s’accorder est grande : iels peuvent se promener déguisé·e au lointain autant qu’iels peuvent décider de faire visiter la remorque à une bande de gamins.

Campement est une proposition intrigante semblable à nulle autre, devant laquelle on peut passer deux ou trois fois avant de s’arrêter, finalement attiré·e par un détail. Puis on reste pour l’originalité, le grain de folie… et la qualité du jonglage !