Créé en mars 2023 à l’occasion du festival SPRING, Boîte Noire de la compagnie SCoM fait son retour lors du festival Circa dans une version affinée. Coline Garcia met en piste quatre artistes de la nouvelle génération, pour porter par le corps et par la voix un spectacle de cirque faisant une large place au texte pour interroger normes et sexualité dans une société qui n’en finit plus de se déprendre du piège du patriarcat.
On a souvent dit et écrit que l’une des marques du cirque contemporain était son attention à la dramaturgie et au jeu. C’est sans nul doute vrai de ce spectacle Boîte Noire, qui assume et même revendique d’être une œuvre porteuse d’un message. L’écriture est double.
D’une part, il y a un texte brillant signé par Haïla Hessou, une autrice pas encore trentenaire mais bourrée de talent, à la langue aussi vive qu’exigeante, un texte ancré dans le réel et qui pourtant ne s’interdit pas un certain lyrisme, un texte qui fait une place autant à la colère qu’à la joie, aux blessures qu’à la jouissance. Il peut dire le sexe de façon très crue, et démontrer en même temps que le cru peut être très beau. D’autre part, il y a la mise en piste de Coline Garcia qui trouve dans l’agencement des images et des corps une façon de prolonger ces mots et de leur donner un nouvel espace sensible.
Pour dire le rapport à soi et aux autres, la découverte de la sexualité et de la force intérieure, la sororité et l’héritage qui passe le long des lignées de mères en filles, ce sont quatre femmes qui sont au plateau, trois circassiennes et une musicienne, cette dernière n’étant d’ailleurs pas reléguée à rester coincée derrière ses instruments puisqu’elle participe à plusieurs scènes de groupe, même si elle est beaucoup plus à l’aise vocalement que corporellement.
Le texte est porté principalement par Léa Leprêtre, l’une des circassiennes, et par Claire Gimatt, la musicienne, même si les deux autres ne restent pas muettes. Il convient de souligner la qualité et la force de leur interprétation, essentielle à ce spectacle où le texte prend une place importante : autant cette partie pêchait à la création, autant elle est aujourd’hui solidement maîtrisée, avec des accents de justesse admirables.
La mise en corps du spectacle est globalement réussie. Il y a une évidence à utiliser le corps en mouvement pour construire un propos autour de la sexualité, du rapport à soi-même, de l’expérience féminine dans une société qui renvoie perpétuellement les femmes à leur apparence et à leur physique. Les figures circassiennes sont employées sans ostentation : ce n’est pas un cirque physique conçu pour épater la galerie, mais un cirque millimétré, réfléchi, qui suggère avec délicatesse des sens complémentaires au texte.
L’une des plus belles scènes est ainsi toute simple : deux circassiennes construisent des équilibres au sol sur un tempo très lent pendant que le texte dit au micro face public déroule les interactions d’un jeune homme et d’une jeune femme lors de leur première fois. A la crudité et à la violence symbolique contenues dans les mots répond une forme de douceur et d’attention dans le geste, une relation à l’autre qui implique le respect. Il n’y a guère qu’un tableau où le mouvement se fasse explosif, une scène d’acro-danse lors de laquelle Martina Calvo, impressionnante d’énergie comme de maîtrise, s’élance et rebondit sur le plateau couvert de pièges à loups.
En effet, la manière dont Coline Garcia circographie cette œuvre mobilise énormément l’image. Le spectacle commence d’ailleurs par un court film montrant une jeune femme jouant de la harpe au bord d’un lac, entourée de loups… Il n’ y là aucun hasard : la figure lupine, récurrente, fait écho au texte : “Les porcs, les loups, les ogres ne sont pas en voie de disparition…” Ces créatures sont donc la métaphore des mâles alpha et autres virilistes de tout poil, et les pièges à loups présentent une signification double : certes ils constituent un danger pour la circassienne, mais peut-être la protègent-ils aussi. Le piège à loup, symbole d’un empouvoirement par la capacité à se défendre…
Autre image parlante, et drôle en même temps, celle de l’escalade par Noémie Deumié d’un écran de tissu sur lequel est projetée une image du David de Michel-Ange : l’ascension ne se fait pas sans effleurer les cuisses et le sexe de la statue, en contrepoint du texte disant la distance prise par une femme fêtant son 30ᵉ anniversaire par rapport au besoin d’accumuler les rencontres sexuelles. Couvrir le plateau de dessins et de slogans à la peinture blanche tandis que Léa Leprêtre récite un Manifeste aussi sensible que percutant est une autre excellente idée, un geste graphique fort qui laisse des traces, comme la revendication d’une inscription dans l’espace…
Dans l’ensemble, Boîte Noire propose de très beaux tableaux, qui s’articulent avec intelligence à un texte fulgurant, en tenant un bel équilibre entre les deux. La musique jouée en direct et avec talent par Claire Gimatt soutient très efficacement le rythme, mais, malgré cela, la tension se relâche sur un ou deux passages, peut-être parce que leur sens est moins clair, peut-être parce que l’engagement des interprètes dans le spectacle semble parfois inégal.
Le final puissant efface néanmoins a posteriori tout souvenir des passages plus creux. Boîte Noire reste une formidable manière de parler de sexualité à un public adolescent, d’une façon à la fois franche, surprenante et poétique : dans le public, les adolescent·es et jeunes adultes semblaient avoir très bien reçu la proposition.
Les prochaines dates du spectacle sont le 18 et le 19 janvier au Carré Magique à Lannion. Le calendrier de tournée est ici.
GENERIQUE
Conception, mise en scène : Coline Garcia.
Autrice dramatique : Haïla Hessou.
Interprètes : Noémie Deumié (circassienne), Léa Leprêtre (circassienne), Martina Calvo (en alternance avec Diane Gossiome) (circassiennes), Claire Gimatt (musicienne).
Création lumière : Manon Vergotte.
Création sonore : Claire Gimatt.
Technicienne cordiste : Fanny Hugo.
Technicienne lumière et vidéo : Charlotte Dubail en alternance avec Justine Angevin
Technicienne son : Lola Etieve.
Réalisateur vidéo : Hugo Moreau.
Construction : Pierre Pailles.
Costumière, conception rideau : Rachelle Garcia, Sylvie Heguiaphal, Alice Thomas.
Visuel © Vincent Muteau