Armour, c’est une œuvre comme on aimerait en voir davantage, à la fois intelligente et extrêmement sensible et pertinente. Trois hommes sur un plateau nu, le dialogue de trois corps masculins mis en scène avec les armes des arts du cirque et du geste : un spectacle ciselé sur les masculinités en 2024, pépite de cette édition du festival SPRING.
Le public entre dans le dos du régisseur plateau, revêtu d’un polo d’arbitre derrière ses consoles et ses ordinateurs. Sur le plateau du Vox – Le Trident, une piste hexagonale aux reflets métalliques est flanquée sur ses six faces de rampes de projecteurs et de hauts parleurs. À peine plus loin, sur trois des faces sont disposées des chaises qui dessinent donc un espace tri frontal. Le rapport scène-salle est à la fois intime et non hiérarchique : les artistes se trouveront à une longueur de bras des spectateur·rices, à hauteur exacte de leur regard.
Et dès l’entrée en piste de Charlie Hession, puis de Gilles Polet et d’Arno Ferrera, on comprend que cela aura son importance : chichement vêtus de justaucorps en lycra moulant couleur fluo très années 80, ils s’engagent dans un sparring de catch ou de lutte gréco-romaine qui les mène à chuter juste sous notre nez… comme sont sous notre nez leurs corps musclés, offerts à nos regards, sculptés par des lumières rasantes savamment dosées. Ils passeront par toutes les tenues, du jockstrap à l’amure rembourrée du gladiateur moderne. Cela est tout sauf un hasard.
De regard, il est précisément beaucoup question ici, même si, dans ce spectacle sans paroles – mais non sans chansons – le son a également une extrême importance : son des corps qui se frottent, des impacts au sol, des ahanements des athlètes en plein effort. Ces trois hommes qui, passant d’un rapport très guerrier à un contact beaucoup plus doux et beaucoup plus joueur, traversent différents états de leur relation, constitue un premier niveau de dramaturgie. Mais le regard même des spectateur·rices sur leurs corps de plus en plus offerts, sur leurs jeux de plus en plus sensuels, constitue un second niveau de dramaturgie, à part entière. La proposition, de strictement spectaculaire, tend vers l’expérientiel.
Regarder et être regardé, en tant qu’homme cisgenre, dans cet espace cerné de paires d’yeux où rien ne peut servir de cachette, dans une extrême proximité, est une dimension essentielle du spectacle, au cœur du propos. Car déconstruire les masculinités passe par déconstruire le regard sur le masculin – un male gaze inversé en quelque sorte, où le corps masculin est exposé, possiblement désiré et objectifié. Et cela, Arno Ferrera et Gilles Polet, ainsi que leur dramaturge Bauke Lievens, l’ont très bien compris. Et iels en jouent avec finesse. On sent toute la réflexion, toutes les lectures, toute la recherche derrière ce dispositif trompeusement simple, qui fait toute la richesse de leur proposition.
Il s’agit donc d’une œuvre intelligemment construite, en même temps qu’elle est extrêmement troublante – d’une manière qui va sans doute varier, d’ailleurs, d’un·e spectateur·rice à un·e autre, selon son genre et son orientation sexuelle, qui lui donneront une perspective différente selon qu’iel pourrait désirer ces corps, ou s’y identifier, ou rien de cela. Mais ce qui est certain, c’est que toute une galerie de registres de la masculinité est explorée dans Armour, depuis le plus caricaturalement viril – l’agressivité guerrière, la domination d’un corps sur un autre – jusqu’au plus sensuel, en passant par tous les degrés de l’intimité physique et émotionnelle. Ce spectacle est d’une certaine manière un manifeste de la fluidité possible des relations d’homme à homme.
Il n’y a pas d’acte sexuel, mais on ne peut pas nier la charge érotique de certaines scènes. Ce trio ose explorer, sous les yeux des spectateur·rices et avec beaucoup de joie et de liberté, ce que le geste et le regard d’un homme envers un autre homme peut devenir s’il s’affranchit des limites placées par l’hétéronormativité… et ce n’est pas triste. C’est même très drôle, car tout le spectacle est ludique, et traversé par un humour qui désamorce la tension érotique et crée une complicité confiante avec le public, en même temps qu’il amène une autodérision qui donne une légèreté inattendue à l’ensemble.
Pleinement au service de cette proposition, les trois interprètes engagent leur corps sans aucune réserve. Les arts martiaux cèdent rapidement le pas aux acrobaties au sol, voire à quelques portés – et on sait depuis les recherches de la Cie XY sur le sujet combien porter ou être porté·e est un geste qui engage émotionnellement, combien il implique à la fois d’attention pour l’un·e et d’abandon pour l’autre. Le trio esquisse même quelques pas de danse pour recomposer un tableau des Trois Grâces, les phallus en plus, dans une scène osée, mais qu’ils ont bien en main.
Parfois un peu approximatifs encore dans leurs mouvements, les trois interprètes sont en revanche impeccables dans la présence et dans l’émotion, avec des regards publics justes et chargés, et une qualité d’écoute et de lien entre eux qui sont presque palpables. En ce soir de première, le tout était exacerbé par la belle vulnérabilité d’une œuvre qui naît : les représentations futures perdront en précieuse fragilité ce qu’elles gagneront en précision.
Armour est un spectacle qu’il ne faut pas hésiter à mettre sous tous les yeux : il parlera différemment, mais il parlera tout de même, à toutes les générations, à tous les genres et à toutes les expériences de vie. Rares encore sont les hommes qui osent parler, vraiment, des hommes, dans leur vérité la plus nue dans notre époque où se joue déconstruction des rôles normés. Armour s’aventure sur ce terrain difficile, et il le fait avec une élégance qu’il faut saluer.
Visuel : ©spring