Amours de la Muchmuche Company est un quasi-solo de cirque expressif écrit et interprété par Mathilde Roy. C’est la quête informée et poétique d’un personnage qui aimerait dégoupiller la grenade de tous les amours. C’est une proposition complexe et lumineuse, pleine de créativité et magnifiquement accompagnée de musique électronique jouée en direct.
Une critique de spectacle peut-elle avoir la valeur d’une lettre d’amour ? Si l’on suit les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, il faudrait pour cela qu’elle exprime une dévotion pour le spectacle aimé. C’est peut-être aller trop loin ? Dommage : comme le constate le personnage d’Amours en interrogeant le public, tout le monde aime recevoir des lettres d’amour… Ce personnage, incarné par Mathilde Roy, s’affirme d’abord prête à en découdre, elle qui apparaît avec trois épées et les tend sans mot dire à des spectateurices dans la foule. Mais elle s’affirme surtout en quête – plus d’une manière de cerner la chose que de la chose elle-même –, et affiche son intention d’avancer avec le public, à la recherche des manifestations sentimentales rendues complexe par le fait de ne pas avoir les mots justes pour penser leurs nuances – aussi s’appuie-t-elle sur le grec, commençant avec storge, l’amour familial, pour avancer pas à pas vers agapè, l’amour universel.
Peut-être cette quête est-elle un peu liée à cette relation très particulière qui lie l’artiste à son public – « Ca fait des mois que je vous attends », confesse-t-elle – mais c’est une quête qui semble néanmoins plus vaste, qui cherche même à changer l’ordre des choses – « Seul l’amour peut donner un sens à nos existences », affirme-t-elle – en prenant lees spectateurices par la main et en leur faisant traverser une succession d’étapes ludiques et poétiques. À chaque forme d’amour correspond une mise en corps, qui peut tenir de la contorsion, de la danse interprétative ou de l’équilibre, convoquant aussi des métaphores visuelles redoutablement efficaces – pour philautia, l’amour de soi, un téléphone portable se transforme en pistolet braqué sur le visage du personnage – ou simplement belles – pour pragma, l’amour qui dure, une mariée disparaît derrière une robe-bustier blanche qui semble l’absorber toute entière avant de s’animer comme si elle avait une existence autonome.
L’humour n’est jamais loin, et les répliques comme les images confèrent alors une légèreté au spectacle qui n’interdit cependant pas l’intensité de l’émotion. Ce n’est jamais facile ou graveleux : même quand il s’agit de jouer un personnage avec un masque corporel placé sur une culotte, il y a un moment poignant derrière l’éclat de rire. Il y a quelque chose de perpétuellement décalé, comme pour nous surprendre : les images sont rarement immédiatement identifiables ou normales, et si jamais il arrive que cela soit le cas au premier abord ce n’est que pour mieux entrer dans l’étrangeté ensuite. Au soutien de cet effet d’irréel, toutes les interactions de Mathilde Roy avec le public sont l’occasion de mettre en œuvre des mécanismes de mentalisme qui participent à entretenir le décalage, une atmosphère magique, comme pour montrer que le voile avec le Grand Ailleurs est si fin qu’on pourrait le traverser d’un pas ou d’un sourire. Parfois, l’interruption est cependant un peu longue – le risque est que ce dispositif qui revient au public toutes les cinq minutes empêche l’immersion complète dans l’œuvre.
Tout ceci est servi par les qualités d’artiste circassienne de Mathilde Roy, son physique longiligne dont elle joue merveilleusement, et surtout une qualité de présence et d’émotion à fleur de peau qui provoque quelques frissons dans l’assistance. On lui découvre des talents de prestidigitatrice-mentaliste, mais aussi une jolie notion de comment fonctionne la marionnette. Quand elle parle tout bas, l’intensité d’écoute dans la cour est incroyable. Elle est drôle, attachante, extra-ordinaire par moment et terriblement humaine à d’autres. Son acolyte Zerolex derrière ses machines fait un travail admirable d’accompagnement musical, avec une finesse qu’on ne voit pas souvent dans les musiques électroniques, qui sont rares dans le spectacle vivant sans doute pour cette raison. Mais la qualité de la proposition musicale livrée dans Amours est le parfait contre-exemple qui prouve que le miracle est possible.
Tout ce spectacle est traversé par une sorte de grâce, une poésie un peu déglinguée, une sensibilité palpable et un fond de réflexion profond. S’il devait y avoir un coup de cœur de l’édition 2025 de Chalon Dans La Rue, Amours serait celui-là.
visuel (c) Léa Wolff