Pépite des créations présentées dans l’excellente programmation de Le Mans fait son cirque, Bitbybit réjouit par son inscription dans l’histoire d’un agrès fort rare et par l’intelligence de sa dramaturgie. Un choc visuel et sensuel.
Fin du XIXème siècle, un numéro fait sensation sous la coupole du cirque Fernando (ancien Medrano). Miss Lala s’envole vers le haut de la coupole de ce cirque d’hiver à l’aide d’une guinde qu’elle tient… dans sa bouche. Elle est la femme à la mâchoire de fer. La pratique s’inscrit dans une longue tradition du tour de force et fait les beaux soirs du music-hall et des cirques ambulants comme le Barnum and Bailey. C’est cet agrès si particulier que reprennent les frères Bruyninckx.
En entrant sous le petit chapiteau à la coupole presque entièrement noire, le public est invité à prendre place de part et d’autre d’une planche de bois placée à un mètre du sol et large d’une trentaine de centimètres. C’est sur cette drôle de piste que nous attendent les deux artistes. Vêtus d’un pantalon noir et d’un tee-shirt blanc, ils se font face, changent de posture pour nous regarder, se penchent en étant retenus par un harnais qu’ils portent au visage. Le ton est donné, c’est entre eux que ça se joue, sous nos regards tour à tour médusés, emphatiques, effrayés ou amusés.
Lorsqu’ils s’avancent l’un vers l’autre, ils embouchent, littéralement, une pièce de cuir à laquelle ils ont accroché un mousqueton et un câble d’acier qui les unit l’un à l’autre. La métaphore peut paraître banale, mais c’est de cela qu’il est question. D’un câble tendu entre deux frères qui se soulèvent l’un l’autre à la seule force de leur bouche. Ils se suspendent au-dessus du vide, se testent, s’évaluent, s’émancipent. Les liens fraternels sont donc malléables, peuvent se distendre ou se tendre, se faire rassurants ou au contraire susciter le danger. Mais tel l’acier, ils sont inoxydables. Tout comme la (presque) gémellité de ces deux-là lorsque seul un mousqueton les unit, leurs lèvres semblent s’unir pour dire un amour éternel comme celui de Castor et Pollux.
La performance physique est tout simplement exceptionnelle. La force est indéniable. Ils arrivent à soulever le poids de l’autre par la musculature de leur cou, par le fait de supporter la pression sur leur crâne, par la force pure (on imagine mal que l’on peut aussi muscler sa mâchoire). Ils se suspendent dans le vide par ces seuls muscles. Mais ces deux-là sont trop malins pour ne pas jouer des codes virils que l’on pourrait facilement coller à leur spectacle. Lorsque l’un des deux se penche le plus loin possible, en avant ou en arrière, nous faisant douter de l’attraction terrestre, l’autre lâche le câble qui soutenait le premier. C’est drôle, ça se joue des codes. Simon Bruyninckx et Vincent Bruyninckx n’ont en effet pas peur du ridicule. Le mousqueton leur déforme le visage quand il se place de côté. Ils en jouent, deviennent clowns. Et peu importe qui sera l’Auguste ou le clown blanc, du moment qu’ils nous amusent et en font autant entre eux.
Intelligent d’un bout à l’autre, troublant aussi par la force de cet amour fraternel, sensible par la beauté de la création musicale de Dijf Sanders, Bitbybit est un chant d’amour au cirque, à son histoire et à son inventivité.
Visuel : © Kalimba