Dans une ambiance déconcertante, le public rentre sous le regard fixe et le visage fermé des deux artistes. Progressivement, l’humour laisse place à l’absurde puis au malaise. En 45 minutes le duo de Mathilde Carmen Chan Invernon et Arianna Camilli propose une réflexion sur l’oppression et l’omniprésence du patriarcat et de la violence insidieuse du système patriarcal qui va du collectif à l’intime. Entre dénonciation et réappropriation émancipatrice, la chorégraphie fait du corps un terrain d’expression puissant et troublant.
Bâchée de blanc, la scène est presque vide : au centre, deux superpositions d’enceintes se font face. La lumière quant à elle est blafarde et intense : tant sur le plateau que dans les gradins, où les spectateur.ice.s ont des projecteurs dirigés sur elleux. Le quatrième mur n’existe pas, on fait partie intégrante de ce spectacle, sans pouvoir parler.
Face à ces haut-parleurs, massifs, la question du son se pose directement. Mais là semble être le tour de force de cette mise en scène qui insère directement l’ambiance de gaslighting* qui va suivre : le son ne sera pas forcément fort, les mots ne seront pas transférés sur des enceintes. Au contraire, le jeu de silences, de bruitages, de ventriloquie est léger, mais extrêmement puissant et insidieux. Les vêtements font les personnages de ce connard (bell end = connard) : des costumes noirs dont la veste ne tient qu’à une seule attache au niveau de la poitrine, laissant les ventres et les torses nus.
Dans un engagement total de chaque mouvement, les micro-gestes du connard (Bell end = connard) qui s’immiscent partout, tout le temps, se déploient. Ventre dehors, langue qui sort, regard fixe et vide, mais lubrique, la partition corporelle est minutieuse et très bien réussie. Haut du corps découvert et mis en avant, les corps ne cessent de prendre de la place et de demander à être vus.
Entre sifflements, coups de pied au sol, onomatopées et phrases émises par ventriloquie, chacune attire notre attention tour à tour. Lorsque l’une est dans le public, après l’avoir traversé par de grandes et lentes enjambées entre les sièges, et l’autre sur la scène, l’attention se renvoie la balle et installe un malaise à 360°.
D’abord, on rit : ces attitudes sont absurdes, on s’en rend bien compte. Mais peu à peu, quelque chose se dérègle. La parole ne sort pas des bouches, elle est projetée, déplacée, ventriloque. Un décalage dérangeant s’installe. Nos sourires se figent. Le dégoût nous gagne. Presque de manière schizophrénique, dissociative, on entend ses voix qui résonnent et s’insinuent dans nos esprits.
Tout semble suggéré, mais à la fois tout est dit. Les comportements physiques sont plus que suggestifs tandis que les ventres dansent, parlent et disent les nœuds de cette oppression.
Alors que la tension flirte avec l’insoutenable, et que les lumières s’étaient éteintes, elles se rallument doucement pour éclairer et inclure l’audience. Les actrices entonnent, cette fois de manière à ce que l’on voit leur élocution, une chanson paillarde.
La chanson s’étire, mécanique, entêtante. On attend qu’elle s’arrête. Mais elle continue, implacable, accompagnée d’un grondement sourd sortant des enceintes. Puis, d’un coup : plus rien. Noir total.
Quelle performance physique, artistique et politique ! Bell End frappe fort, dérange et fascine à la fois. Alors que l’on applaudit, le bourdonnement de la mélodie de fin demeure dans nos esprits, à l’image de ce système qui nous habite constamment. Chapeau bas à ce duo extraordinaire et à la programmation des Printemps de Sévelin !
Rendez-vous le 18 mars au Festival Artdanthé pour voir ce spectacle !
* Le gaslighting décrit un processus de violence mentale. Cette théorie est inspirée de la pièce de théâtre de 1938 intitulée Gas light : dans ce récit, un homme baisse l’éclairage au gaz de sa maison et convainc sa femme, lorsque celle-ci s’interroge sur ce phénomène, qu’elle se fait des idées. Ainsi, le gaslighting est une manipulation qui cherche à mettre en doute la mémoire, les émotions et les perceptions d’une personne.
visuel : ©MatthieuCroizier, Bell End