Ce 8 mars, devant une salle comble, Olivier Py présente au public parisien son adaptation ambitieuse de Peer Gynt avec la musique d’Edvard Grieg. Bernard de Roffignac incarne l’errance initiatique du fanfaron philosophe avec une intensité envoutante et un charme fou. Jusqu’au 16 mars.
Lorsque Henrik Ibsen écrit Peer Gynt en 1866 en Italie, ce poème dramatique (un Lesedrama) n’a pas vocation à être joué sur scène. Mêlant farce et tragédie, ridicule et sublime, fantaisie et folklore, la quête d’un soi authentique de Peer Gynt, un « poète hâbleur », devient un spectacle à part entière lorsque Ibsen propose à son jeune et talentueux compatriote Edvard Grieg d’en composer la musique. La première interprétation de la pièce lue, scandée et chantée sur la musique de Grieg aura lieu le 24 février 1876 à Christiana (Oslo).
Peer Gynt connait un succès retentissant et la pièce sera donnée 36 fois avant qu’un incendie dans le théâtre ne consume l’ensemble des décors et costumes le 15 janvier 1877, mettant ainsi un terme aux représentations. La musique évoluera au gré des productions. Grieg y ajoutera de nouvelles pièces, mais surtout, il réunira huit numéros en deux suites qui connaitront un immense succès : la Suite n° 1 op. 46 (1888) puis la Suite n° 2 op. 55 (1891). « Chanson de Solveig » devient tellement populaire, que l’air sera repris même par Serge Gainsbourg pour sa chanson « Lost Song ».
Depuis 150 ans, la pièce d’Ibsen et la musique de Grieg ne se recroisent presque plus. La pièce est jouée au théâtre sans la musique et inversement. Aujourd’hui, Olivier Py restitue Peer Gynt dans sa forme originelle. Afin de faire concorder « la valeur intellectuelle du texte » et « son environnement matériel », explique-t-il dans les notes de production, il a fallu « réécrire, non pas pour être lu, mais pour être vu ». Pour ce faire, Olivier Py a procédé par une « une traduction musicale et théâtrale » qu’il désigne par un néologisme inventé par ses soins : « tradaptation ». Le résultat en est un opéra chanté-parlé en un français concis, vivant et dépouillé des « références norvégeo-norvégiennes ».
La pièce d’Ibsen relate la chute et la rédemption d’un anti-héros aventurier, fabulateur, bagarreur et irresponsable imposteur. Tout à tour criminel en fuite, prophète autoproclamé, millionnaire esclavagiste, poète déchu, empereur des fous dans un asile, Peer Gynt est le personnage de tous les excès. Habité par une flamme singulière et agité par une force de vie hors-norme, Peer Gynt veut ré-enchanter le monde à son image. Il aspire à trouver sa propre voie et refuse de sombrer physiquement ou spirituellement comme tout le monde. Sa quête de soi et de l’amour absolu le conduira à sublimer et à détruire, jusqu’à la folie.
Bertrand de Roffignac, célèbre pour son art complet et le don total de soi qu’il livre sur scène, s’impose comme une évidence pour incarner ce personnage intense et attachant qui, de plus, est constamment présent sous les feux de la rampe. Les défis physiques, psychiques et techniques sont de taille. Au-delà de la difficulté à représenter le vieillissement du personnage sans pouvoir quitter la scène pour se faire maquiller, il faut encore pouvoir incarner l’énergie d’un homme en perpétuelle métamorphose, maintenir la tension d’une scène à l’autre et maitriser les techniques du chant, de la danse et de la pantomime.
La présence scénique de Bertrand de Roffignac est frappante. Son physique souple et son visage expressif évoquent les géants du film muet, Charlie Chaplin et Buster Keaton, alors que son humour irrévérencieux et douloureux affiche la mélancolie résiliente d’un Fritz Grünbaum, le légendaire cabarettiste viennois, déporté à Dachau où il a continué à faire rire ses compagnons d’infortune jusqu’à sa mort en janvier 1940. De Roffignac a déjà endossé les rôles les plus difficiles du théâtre mondial, souvent sous la direction d’Olivier Py, notamment dans Hamlet à l’impératif ! en 2021 et surtout, dans Ma Jeunesse Exaltée en 2022.
« Pour un acteur, Peer Gynt fait partie des grands rôles qu’on rêve de jouer », se confie Bertrand de Roffignac à Oriane Jeancourt Galignani. « C’est une pièce où les situations, les scènes sont très resserrées, et rebondissent en permanence, ce qui implique d’être sans cesse pris dans une lessiveuse, physiquement, ça vous met à bout ». Pendant près de quatre heures, l’acteur prodigieux tient le public en haleine avec une énergie furieuse et un magnétisme terrifiant. Les yeux brûlants et riant de toutes ses dents, Peer Gynt de Bertrand de Roffignac vous prend sur ses épaules comme un sac de patates et vous entraine dans sa folie à coup de fessée.
Collaborateur de longue date d’Olivier Py, le scénographe Pierre-André Weitz propose ici une mise en scène qui combine la flexibilité des décors modulables et la beauté où se confondent la réalité et l’illusion. L’utilisation de l’ensemble de l’espace s’avère être particulièrement efficace : le fiancé abandonné d’Ingrid est ainsi enfermé dans la pièce à la hauteur des yeux du spectateur, nez collé à la vitre, pendant que Peer et Ingrid s’adonnent aux plaisirs charnels sur le plateau au-dessus. Les costumes de scène de Weitz sont classiques, sans excès ou ridicule inutile : complets-veston, robes et chapeaux noirs pour les humains et loufoques pour les Trolls : nez de cochons et robes de soie vertes. Peer « crasseux et minable » se contente d’un pantalon troué, voire juste un slip en coton.
L’Orchestre de chambre de Paris, installé au fond du plateau est astucieusement intégré dans l’espace scénique grâce aux lumières de Bertrand Killy. Le projecteur braqué en permanence sur la longue tresse blonde de la cheffe estonienne Anu Tali qui dirige une cinquantaine de musiciens avec une économie inspirée. La musique de Grieg pétrie de progressions chromatiques, d’harmonies audacieuses conjugue la veine romantique du XIXe siècle allemand et l’éveil d’une musique nationale, inspirée par le folklore norvégien. Tandis que la lumière satinée qui scintille sur les surfaces des instruments donne à l’orchestre un aspect onirique qui accentue la dramaturgie musicale de la pièce.
Les interprètes dans les seconds rôles n’ont pas à rougir devant la flamboyance à tout crin de Bertrand de Roffignac. Céline Chéenne est saisissante dans le rôle d’Aasa, la mère de Peer Gynt. Exaspérée, aimante, furieuse et habitée jusqu’au bout, elle livre une performance remarquable, notamment dans le déchirant partage des réminiscences avec son fils au seuil de sa mort. La soprano portugaise Raquel Camarinha est parfaite dans le rôle de Solveig, jeune fille pure et fidèle qui aime et attend Peer avec la patience d’une sainte.
Damien Bigourdan est truculant dans le rôle du roi des Trolls. La soprano Clémentine Bourgoin est hilarante dans le rôle d’Anitra. Emilien Diard-Detoeuf est aussi convaincant en malheureux fiancé d’Ingrid qu’en Fondeur qui poursuit Peer pour le fondre dans une cuillère géante. Pierre-Antoine Brunet est brutal dans le rôle du forgeron Aslak et sinistrement racé dans celui du Courbe dansant. Olivier Py endosse avec le même aplomb le rôle du père de Mads et de la mère de Solveig. Visiblement, l’ambiance sur scène est joyeuse pour cette somptueuse nouvelle production de Peer Gynt.
Visuels : © Thomas Amouroux