Au Théâtre du Soleil avec Notre vie dans l’art, l’américain Richard Nelson raconte Stanislavski sous la forme de conversations flamboyantes, chargées d’humanité sur le théâtre et sur la vie. Une belle rencontre
Notre vie dans l’Art s’inspire de la tournée historique du Théâtre d’Art de Moscou en Amérique en 1923-1924. Dans un dispositif bifrontal, au théâtre du Soleil si accueillant, nous avons rendez-vous avec un groupe d’acteurs russes emmené par le célèbre Stanislavski. La pièce écrite et mise en scène par l’américain Richard Nelson a comme sous-titre, Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923
La compagnie de Stanislavski était attendue avec une impatience fébrile. L’immense théâtre était littéralement bondé jusqu’aux portes, et il y avait un débordement dans le hall — ou plutôt, une cohue de ceux qui ne pouvaient pas obtenir de place debout. À l’intérieur se trouvaient les trois mondes — théâtral, social et russe. (John Cobrin, The New York Times, extrait de sa critique de l’ouverture du Théâtre d’Art de Moscou à New York, le 9 janvier 1923)
Autour d’une longue table, la troupe de comédiens se rassemble pour diner. Il s’agit d’une journée spéciale : le 25e anniversaire de la création de leur théâtre. Dans une pension familiale de Chicago, lors de ce dîner de fête et du traditionnel kapustnik, Constantin Stanislavski et ses acteurs mangent, boivent, s’inquiètent, chantent, font des blagues, portent des toasts, s’embrassent, font des sketchs.
Ils évoquent aussi leur situation fragile et précaire, et leur futur incertain. On pense à l’interminable guerre dite froide. À toutes ces guerres d’aujourd’hui que l’on nous fait parce que l’Occident laïque et épris de libertés individuelles mériterait de disparaitre. On pense au Hamas et à Poutine.
Oui, alors que la Russie patauge dans le sang des Ukrainiens et de ses propres soldats et qu’elle jette dans ses cachots le meilleur d’elle-même, Richard Nelson invoque un groupe inoubliable, insurpassable, d’artistes, d’êtres humains, dont, il y a maintenant un siècle, la vie fut irrémédiablement tordue, ruinée, ravagée, par un système dont on avait espéré qu’il ferait le bonheur de l’humanité. (Ariane Mnouchkine)
La pièce nous place au milieu d’une longue conversation. Une longue conversation débutée il y a des lustres entre amis qui se connaissent bien et qui se pratiquent depuis aussi loin. Le dispositif scénique nous rend comme invités auxiliaires. Nous sommes au plus près de l’affection qui circule entre eux. De l’amour aussi. Et dispersé entre les lèvres qui mangent et qui clament des moments de grâce sous forme d’assertions slaves délicieuses.
Le monde semble toujours meilleur le matin.
Ce serait plus facile d’être oublieux, de ne plus observer.
Tout ce que nous devons exiger de nous et des autres est de garder notre garçon au chaud.
Nous les entendons disserter de Tchekhov ; chercher à comprendre qui est vraiment Lopakine de la Cerisaie et au travers lui s’interroger sur ce qui est légitime dans la force ou dans le droit. Ils se taquinent entre eux, de ces plaisanteries que l’on savoure en secret entre comédiens, dans l’alcôve des loges et des arrières scènes. Ils s’inquiètent du bilan économique des représentations. Ils épiloguent sur la beauté architecturale des théâtres. En fin de soirée, ils improvisent des sketches.
La pièce entière est une friandise pour théâtreux, avec en point d’orgue un cours impromptu de comédie par le grand Stanilasvki.
Nous regardons les gens pour les dépeindre
Y a de la vie
Je vais me promener
Et immédiatement je travaille
Je peux me servir de ça. De ce geste la
Je me regarde manger
Regarde la façon que tu te tiens
Ma main évasive
Une jambe qu’on plie
Une joue qu’on gratte
La pièce est un hymne à la gloire de l’Acting et de l’Amérique. Elle est joyeuse et mélancolique à la fois. Les comédiens du Soleil sont formidables d’humanité. Ils semblent si proches de nous. Au-delà de cette rencontre particulière d’aficionado de Tchekhov, c’est une rencontre avec l’humanité lumineuse que nous propose Richard Nelson. Les applaudissements nourris signe la réussite théâtrale. Les sourires sur les visages finissent de célébrer «Notre vie dans l’art», à découvrir jusqu’à début mars 2024 au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine.
NOTRE VIE DANS L’ART
Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923
du 6 décembre 2023 au 3 mars 2024
Dans le cadre du Festival d’Automne 2023
Écriture et mise en scène Richard Nelson
Traduction Ariane Mnouchkine
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan
Crédit photos ©Vahid Amanpour