A(RT)MITIE

Paru, en novembre dernier, Le dictionnaire amoureux de l’amitié écrit par François et Valentin Morel mentionnait à la lettre A, sous-titre ART : « Trois amis sur la scène peuvent-ils être avantageusement interprétés par trois amis dans la vie ? Olivier Broche, François Morel et Olivier Saladin tentent à partir de novembre 2024 de répondre à cette question en jouant « Art », une pièce de Yasmina Reza devenue un classique. »
Depuis, la réponse est donnée, soir après soir, par le public qui lui réserve un accueil dithyrambique. À Marseille, au Théâtre de l’Odéon, en hors les murs du Théâtre du Gymnase toujours en travaux, les cinq représentations de fin février ont affiché complets, laissant de nombreux frustrés. Idem pour celle jouée début mars à l’Usine (Scènes et cinés) à Istres.
Cela est de bon augure pour l’installation de la pièce fin aout 2025 et durant huit mois au Théâtre Montparnasse à Paris.

Art, une pièce sur mesure pour Morel, Broche, Saladin.

Trois amis de longue date. Un tableau blanc avec des liserés blancs d’un artiste, coté Antrios, est le dernier grand achat de l’un d’eux : Serge (Olivier Broche), dermatologue aisé à bien des niveaux. Marc, (François Morel) , ingénieur aéronautique, aussi condescendant qu’hautain décrète qu’il est indécent de payer un tel prix pour une telle merde et cherche le soutien de leur ami commun Yvan (Olivier Saladin). Ce dernier, empêtré dans ses préparatifs de mariage, essaye de jouer les médiateurs avant de retomber dans sa place habituelle de souffre-douleur, moqué par ses amis.

©M_Toussaint

Trois approches structurent cette pièce : la futilité de l’action : au départ une simple divergence d’opinion où vont s’engouffrer les rancœurs accumulées, le doute sur un attachement pensé ad vitam. L’apparente banalité des propos échangés, version chamailleries entre amis qui ouvre sur un regard très caustique sur la société, le sens des valeurs… Un aspect dramatique ou du moins une vision assez pessimiste de la nature humaine qui habite toute l’œuvre de Yasmina Reza, la rendant ainsi intemporelle.

Art était donc une pièce pour les trois ex-Deschiens, François Morel ne s’y est pas trompé.
Outre l’évidence que l’art de « faire conversation » est l’art propre à ces comédiens-là. Initiés dans la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff et devenus spécialistes d’improvisations délirantes, de dialogues incisifs, d’échanges de bons mots, de joutes verbales mordantes empruntes d’un cynisme ordinaire.
D’abord le choix de la distribution pensé par François Morel est déjà une intention de mise en scène. Leurs complicités rendent tout de suite crédible la profondeur de leur amitié puis du trouble qui l’ébranle. De même que l’attachement du public envers ces comédiens-là, le capital sympathie qu’ils véhiculent nous placent immédiatement en intimité. Nous sommes avec eux dans ce salon chic, spectateur d’une querelle qui se passe dans un certain milieu bourgeois, intellectuel et qu’ils propulsent par leur humour dans tous les foyers, sans distinction de classe sociale.

Olivier Broche Francois Morel ©M_Toussaint

La comédie humaine

La malice de la mise en scène de François Morel est d’avoir déplacé le thème principal de l’art contemporain vers celui de l’amitié. D’autant plus que le discours sur l’art présenté par Yasmina Reza aurait pu paraitre quelque peu daté, à une époque où une banane scotchée sur un mur blanc par un adhésif argenté (de l’artiste Maurizio Cattelan) se vend 6 millions d’euros.
Le brio du jeu respectif des trois comédiens met en lumière les alliances, les doubles jeux, les déplacements de positionnements pour se sauver, les trahisons qui condamnent, les mensonges qui temporisent. En plaçant l’amitié dans un trio quasi amoureux où prédominent jalousies, préférences, désamours, révélation de personnalité, ils mettent, plus largement, en lumière les mécanismes de tout conflit, qu’il soit amical, militaire, conjugal ou professionnel. De sa naissance à sa gestion, de la part de responsabilité de chacun aux concessions à accorder pour en sortir. Au point qu’une télé narrant les actualités mondiales pourrait s’éclairer derrière eux, en illustration de propos.

La force du collectif

Jouer l’amitié à la perfection juste parce que l’on est amis depuis trente ans n’explique pas tout. Broche, Morel, Saladin ont en eux la simplicité et l’aisance de jeu de ceux qui se comprennent d’un regard, la confiance absolue qui fait que les notes de retour de scène se font dans l’escalier en allant au restaurant. Parce qu’ils ont derrière eux la force du collectif, non seulement celle de la troupe des DESCHIENS au théâtre puis sur Canal + dans l’émission Nulle Part Ailleurs en clair, mais celle indéfectible que donnent les vieilles amitiés où toutes les occasions sont bonnes pour se retrouver. En 2016, Morel se mettait en scène avec Saladin dans « BIEN DES CHOSES » et précédemment en 2011 dans INSTANTS CRITIQUES avec Broche, Saladin et Lucrèce Sassella  . Puis au sein des Productions de l’Explorateur chacun a développé ses spectacles, de ANCIEN MALADE DES HOPITAUX DE PARIS ( Saladin) à MOI ET FRANÇOIS MITTERRAND avec Olivier Broche qui avait fait l’ouverture de la saison 2016 des Théâtres au théâtre des Bernardines à Marseille.

Si François Morel n’avait pas misé sur ce collectif, cet Art n’aurait pas existé. Car son idée première était de faire jouer les trois rôles alternativement à chacun des trois comédiens. Passant sur ce premier désir de mise en scène, les personnages se sont construits collectivement sous l’œil de Valentin Morel, assistant metteur en scéne, dont la tâche ardue était d’avoir un regard extérieur sur ces trois drôles de lascars : « Ce qui est super dans le texte, c’est qu’il y a très très peu de didascalies, ce qui laisse vraiment beaucoup de place à l’interprétation. Nous bossions ensemble, collectivement, parfois à l’instinct. Nous cherchions des effets, des placements, j’ai proposé le passage du rat, des petits détails. » Des petits détails qui ajoutés à cette première approche collective du texte a permis de nourrir la proposition de chacun, de pousser les personnages au-delà des mots de Yasmina Reza.

Olivier Saladin François Morel
©M_Toussaint

Une reprise qui déchire grave !

Le Art mis en scène par François Morel, n’est donc pas une de ces reprises qui ne font que rafraichir une pièce, déjà porté par plusieurs distributions même prestigieuses. De celle de sa création en 1994 avec Pierre Vaneck (Marc), Pierre Arditi (Yvan) et Fabrice Luchini (Serge) à Jean Rochefort et Jean-Louis Trintignant-en tournée- jusqu’à Charles Berling, Alain Fromager, Jean-Pierre Darroussin en 2018. Morel, Broche, Saladin en ont brodé chaque phrase du registre multiple de leur interprétation, de la force de leur silence, de la mouvance ultra-expressive de leur visage, de toute la tendresse qui les caractérise. Ils aiment leur personnage, lui donne des nuances, l’étoffe de mimiques percutantes, le gonfle d’humanisme, en évitant le piège de refaire du DESCHIENS, tout en gardant son côté percutant.

La mise en scène de François Morel fournit deux magnifiques monologues à Yvan/Olivier Saladin devant ses deux acolytes qui s’effacent en contre-point, reportant toute l’attention sur lui. Olivier Saladin y ajoute sa forte présence scénique pour en faire un moment clé du spectacle qui emporte à sa suite, chaque soir, rires et applaudissements. François Morel et Olivier Broche se partageant leur monologue en tirade parallèle qui d’un coup semble se répondre, constituant un duo supplémentaire. Une façon indirecte de valoriser le plus faible, le plus quelconque des trois, de donner une fois de plus du panache à de l’ordinaire.

Olivier Broche ©M_Toussaint

Art est devenu un texte de référence, une pièce mythique, que l’on étudie maintenant au lycée. Le parti pris de l’humour offre à Art la place que Yasmina Reza voulait lui donner à sa création : à la limite entre le populaire, peut-être même une forme de vaudeville et celle d’une comédie humaine où chaque personnage frise le ridicule, ni leur position sociale ni leur niveau intellectuel ne peut les en dédouaner. De cette façon, le texte se révèle dans toutes ses multiples interprétations, mettant à jour des doubles lectures, des sujets sous-jacents et l’impression au public de l’entendre et le comprendre pour la première fois.
Là où Yasmina Reza a mis superbement à jour les schémas de puissance et d’emprise, révélant la vraie nature de nos attachements amicaux, Morel a creusé les failles de chacun. En grattant le vernis apparent de Marc, Serge et Yvan, en laissant entrevoir, d’un regard porté loin, d’un signe de lassitude, d’un bref silence, tout ce qui se niche au plus profond de chacun d’eux. Il leur a rajouté un supplément d’âme. Chacun étant la victime de l’autre et de lui-même. Serge prit à son jeu d’ascension sociale. Yvan, redevant le faire valoir des deux autres, le loser qui les rassure sur leur propre condition. Marc en perdant sa valeur aux yeux de tous en dépréciant celle d’un tableau. Le texte de Yasmina Reza gagne en profondeur, en psychologie humaine.
Ce n’est plus autour de l’Antrios que les trois amis vont se réconcilier, mais en amont dans un jeu enfantin, qui sans un mot les ramène à la part d’enfance qui régente toute amitié.

Jouer ensemble cette pièce sur l’amitié est pour François Morel un message très fort de réconfort lancé au public. Une réassurance dans la permanence des choses telle l’amitié de ces trois comédiens qui perdurent dans le temps et ouvrent la pièce Art vers un espoir qui n’y figurait pas.
François Morel y a promulgué l’amitié au plus haut, faisant d’elle une valeur fondamentale, qui au contraire du tableau blanc d’Anthios n’a pas de prix, ou plutôt est inestimable.

François Morel ©M_Toussaint