« Anna Karénine » aux Gémeaux : un bijou théâtral venu de Russie et d’Israël

Une histoire russe

Le 17 avril 1877, Léon Tolstoï, grand admirateur de la prose de Pouchkine, achève son célèbre roman Anna Karénine, sur lequel il aura travaillé plus de quatre ans. Il commence à écrire ce qui sera un des romans les plus célèbres de l’histoire de la littérature russe en 1873. À la fin de 1874, il décide de confier les premiers chapitres du roman (qui était encore très loin d’être terminé) à la Gazette russe. Les lecteurs russes brûlaient d’impatience, attendant de nouveaux chapitres d’Anna Karénine, mais le travail sur le livre fut long et difficile.

Toutes les familles heureuses se ressemblent, tandis que chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière.

 

L’intrigue est connue. Anna Karénine a un honorable mari, un enfant charmant, un statut social parfait, mais un jour, lors d’un bal, elle rencontre un bel officier nommé Alexei Vronsky. Tomber amoureuse broiera sa vie de famille et son âme. Entre fidélité et trahison, routine et aventure, elle dansera au monde jusqu’à une fin sous la forme d’une nécessaire et indispensable fuite.

Une aventure internationale

La pièce produite en partenariat avec les Gémeaux de Sceaux est une aventure internationale.  Rimas Tominas, le metteur en scène, était depuis 2007 le très célèbre directeur artistique du Théâtre Vachtengov à Moscou. En 2022, suite à ses déclarations contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il est licencié et contraint de quitter le pays. Il est alors accueilli par la compagnie Gesher à Tel Aviv, théâtre fondé en 1991 à la suite de la première guerre du golfe par de nouveaux immigrants de Russie. Au fil des années, le théâtre Gesher (pont en hébreu)  est devenu un pont entre les cultures russe et israélienne.  Dans son lieu permanent dans le quartier de Jaffa, la compagnie (Le théâtre a intégré de nombreux acteurs israéliens dans ses rangs et ses productions sont actuellement principalement en hébreu.) a mis en scène plus de 60 productions ; elle a représenté Israël dans plus de 17 festivals internationaux, remporté de nombreux prix et a été saluée par le Times comme l’une des troupes les plus grandes et les plus importantes au monde.

La rencontre entre le metteur en scène russe et la troupe s’avère fantastique. Cette troupe, dont la belle et lumineuse Efrat Ben Tsour (merveilleuse Anna Karénine), réunit des talents aussi connus en Israël que dans le monde. Citons Gil Franck (vu dans la série When heroes fly) , Miki Leon(vu dans de nombreux films et dans la série Otages)  Alon Friedman, Avi Azoulai.et Karine Serouya. Ces comédiens sont remarquables.

La vision slave et moderne de Rimas Tuminas

Rimas V. Tuminas naît  1952 en République socialiste soviétique de Lituanie au sein d’une famille de vieux-croyants, d’un père russe et d’une mère lituanienne. Il étudie à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie puis dans la section réalisation de l’Académie russe des arts du théâtre dont il sort diplômé en 1978.

Pour son Anna Karénine, il s’attache dans une scénographie minimaliste et élégante à l’exploration de l’ambivalence des sentiments. Sa lecture du roman de Tolstoï est aussi classique que plantée dans notre époque traversée par la question du religieux et de la fluidité de genre.  Son formalisme rigoureux, l’emploi de la dance, l’utilisation de pantomime muette, les scansions et les ruptures de rythme exigent beaucoup des comédiens ; au sein d’une scénographie soignée, ils interprètent avec talent ceux qui semblent traversés par la fatalité de vivre plus que par les mots eux-mêmes. Nous sommes déposés au milieu de la Russie de Tchekhov. Et si les êtres ne peuvent échapper à la mélancolie de leur condition de mortel, gronde en chacun d’eux un désir secret de vivre. Ce grondement sourd pointe sous une bande-son enchanteresse.

Fatum et humour

L’expérience du spectateur est une jouissance esthétique forte, garantie par l’excellence de la facture. Nous sommes emmenés au sein d’un spectacle singulier dans la psyché des personnages. Et puisque l’âme slave colle à la peau du metteur en scène autant que de la troupe du Gesher Tel Aviv, comme une cerise ajoutée à ce gâteau, l’édifice se complète par une érotisation des corps et par un humour efficace, car mélancolique.  Formidable !