« Anatomie d’un suicide », la dissection artificielle de Christophe Rauck

par Camille Zingraff
24.03.2025

De 1969 à 2025, Anatomie d’un suicide dresse les portraits entremêlés de trois femmes (Audrey Bonnet, Noémie Gantier, Servane Ducorps), liées par le sang, mais séparées sur scène, chacune évoluant dans sa propre temporalité.

Christophe Rauck dissèque les douleurs transgénérationnelles et le lien mère-fille. Sa mise en scène, aussi complexe que maîtrisée, impressionne sans toutefois susciter une émotion véritablement palpable.

3 récits, 3 temporalités

Trois femmes de générations différentes (Carol, Anna et Bonnie) évoluent au plateau, chacune dans une temporalité et un espace qui lui est propre. Au fur et à mesure, l’intrigue se dresse au travers des dialogues qui s’entrecoupent pour se compléter et résonner. Les frontières spatio-temporelles se rendent poreuses, tant et si bien qu’à certains moments les personnages se côtoient sur scène, se faisant miroir l’une de l’autre, sans rentrer en contact.

Toute la force du théâtre et de la dramaturgie se déploie sous nos yeux : l’indicible et l’invisible du lien intergénérationnel apparaît, la petite-fille, la mère et la grand-mère se répondent et se font écho sans s’en rendre compte.

La minutie de la mise-en-scène permet de faire ce lien : l’identité visuelle de chaque période incarnée par les trois actrices matérialise intelligemment au travers les costumes, les décors ou les lumières.

Néanmoins, le faste de la dramaturgie noie le public dans un surplus de détails qui étouffe le propos. Derrière cette maîtrise visuelle et scénique, un paradoxe se dessine : la pièce peine à une véritable plongée dans l’intimité et la douleur de ses personnages.

Une dissection de surface

La violence, la colère ou encore la tristesse et le désespoir sont immédiatement reliés à ces personnages tourmentés. Dès la scène d’ouverture, le ton est donné : Carol, l’aînée de la lignée, sort tout juste de l’hôpital, poignets bandés, suite à une tentative de suicide. C’est bien là le corps même de la pièce : la transmission d’une douleur, d’un poids transgénérationnel qu’est le suicide.

Si la mise-en-scène, la dramaturgie et le jeu des acteurices sont louables et impressionnants, toute la complexité et la profondeur du propos reste en surface.

En effet, la perfection de la mise-en-scène rend le propos lisse : rien n’est sali dans cette nouvelle pièce de Christophe Rauck. L’anatomie promise n’est pas donnée : rien n’est totalement disséqué, ni interrogé.

Dans cet orchestre pluriel, où dix acteurices interprètent vingt-sept personnages, rien ne nous transperce alors que tout le devrait : la complexité et la beauté des relations mère-fille, le poids social d’être une femme au travers le besoin/devoir d’avoir un enfant, la grossesse…

Le texte, coupé intelligemment entre les personnages, empêche la construction d’un dialogue construit dans lequel plonger pour disséquer une matière épaisse et obscure. De fait, le propos reste léger et entrecoupé, empêchant l’émotion de nous emporter.

Une adaptation d’Alice Birch

Adapté du texte d’Alice Birch, dramaturge et scénariste britannique, cette dernière avait hésité à confier son texte à Christophe Rauck « car elle ne voulait pas qu’Anatomie d’un suicide soit mis en scène par un homme ».

Lors de la première, le texte se dit plus qu’il ne se vit : le rythme saccadé et l’absence d’authenticité des émotions empêchent toute immersion. La multiplicité des personnages finit par noyer le spectateur sous un flot d’informations, au détriment de l’émotion brute et de l’intimité des liens mère-fille.

Ironiquement, cette Anatomie d’un suicide dissèque sans jamais inciser vraiment : tout est visible, rien n’est viscéral.

Du 20 mars au 19 avril 2025 au Théâtre des Amandiers à Nanterre.

visuel : ©Géraldine Aresteanu