Vues dans l’ouest de la France en mars, deux des créations de cet artiste flamand de grande qualité sont un régal. Fort de sa formation à l’ESAC (école supérieure des arts du cirque) et à PARTS (école fondée par Anna Teresa de Keersmaeker), Alexander Vantournhout excelle depuis plusieurs années tant dans les petites formes que dans ses pièces de groupe. Il tourne à présent à l’international et c’est assurément un artiste à suivre.
Dans le deuxième nom dérivé du premier, un observateur avisé verra que, si le premier U et le deuxième N ont disparu, une majuscule et un deuxième H sont apparus. Ils cernent le mot ‘Thor’, qui n’est autre que le nom du dieu de la mythologie celte dont l’emblème est le marteau, symbole de puissance. Et c’est ce titre qui a été donné à un étonnant solo*.
« Alexander Vantournhout apparaît seul, comme sorti du temps et de la mythologie, tel Thor lui- même, nous renseigne la feuille de salle. Sur une scène ronde comme le monde, tournoyant sans cesse, il mesure l’espace pour ensuite, subrepticement, se mesurer à une masse. Entre lui et le marteau qu’il manipule s’opère une balance des forces. Qui prendra le dessus ? Ce Thor, loin des stéréotypes de foudre et de tonnerre, est dans la maîtrise de sa puissance comme de sa virilité, pacifique, bienveillante ».
Le public a pris place, assis en cercle autour du large plateau de bois installé dans le grand espace vide du Fourneau, un hangar métallique sobre et éclairé au néon blanc. Le danseur, torse nu, cheveux et barbe courts, est vêtu d’une jupe culotte grise. Il est grand, mince et, à peine entré en silence, se met à tourner. Ses bras spiralent, le regard monte parfois vers le ciel, les poignets se touchent ou se séparent, les formes de son torse encadrés par ses bras passent fugitivement. Ce mouvement perpétuel s’interrompt soudain, une fente du corps apparaît, un manège s’esquisse (nom que les danseurs donnent à un parcours déployé en cercle, souvent virtuose) avec des marches, des sautillés, des suspensions qui alternent avec des pertes d’équilibre et des roulades au sol. Les bras moulinent, les mains viennent cacher le visage ou caresser la cuisse… Cette première partie s’achève par le ramassage d’un objet resté invisible jusque là, un marteau noir au long manche qui était posé au sol en bordure de scène.
La giration continue, mais à présent assujettie à cet accessoire qui permet de jouer avec le contrepoids. Une sensation de puissance émane à présent de ce corps athlète, maniant cet accessoire qui pourrait apparaître comme menaçant et dangereux. Passage de l’objet derrière le dos, force centrifuge, affirmation de présence du danseur dont on entend la marche et la percussion des pas résonant sur le bois, cette nouvelle facette fascine, même si une sensation de répétition s’installe. Le danseur inverse soudain son sens de rotation et on se rend compte que son marteau est… flexible ! Comme fait en caoutchouc, l’arme-outil peut à présent devenir jouet, s’enroulant autour d’une épaule, restant posé verticalement dans l’espace comme un piquet tandis que son propriétaire s’éloigne, suivant le danseur dans sa fantaisie tandis que la lumière va en amplifiant.
Changeant d’accessoire, Vantournhout se saisit alors d’un grand drapeau blanc à manche noir et reprend son mouvement tournant. Le drapeau frétille et bruisse. Son porteur le suit du regard, le pose horizontalement sur ses épaules, l’entortille, le lance et le rattrape, comme dans le sport de twirling baton pratiqué par les majorettes ou le lancer de drapeau des vachers des Alpes suisses : « Mais eux le font latéralement, tandis que je le lance en tournant », nous apprend-il dans l’interview qu’il nous a accordée. Déjouant une possible monotonie, notre noble danseur sait ménager ses effets : le manche du drapeau, télescopique, s’allonge soudain et vient frôler les têtes des spectateurs (de sa taille initiale d’1,50 m, il peut s’allonger jusqu’à 6m). Cette note d’humour conclut ce brillant solo de 50 minutes : notre héros vers qui tous les regards ont convergé ramasse son marteau et quitte simplement le plateau dans un fondu au noir.
Est à l’œuvre ici un discours à rebrousse-poil des représentations attendues d’un corps masculin triomphant et musclé qu’ont valorisé les mythes. On pense à la Grèce et à Rome avec Heraklès/Hercule, Achille, Ulysse, Zeus, Poséidon… et tous ces dieux et héros dont les statues jalonnent les musées occidentaux comme le David de Michel-Ange (dont s’est sûrement inspiré le sculpteur nazi Arno Brecker). On pense aussi au sport, à l’armée, à la publicité et, au XXe siècle, à la bande dessinée et aux personnages Marvel aux super pouvoirs dont raffolent les blockbusters américains. Dans une société patriarcale, l’imagerie ambiante participe de cette célébration mais celle-ci, coriace, se révèle souvent violente. On l’assimile à un conservatisme et à des valeurs traditionnelles réactionnaires : elle est aujourd’hui de plus en plus battue en brèche par d’autres modèles.
On l’aura compris, avec son marteau mou qui caricature le Mjöllnir (marteau au manche court du dieu Thor) de la mythologie nordique et germanique, Vantournhout exalte peu la force masculine : « Mon drapeau blanc symbolise paix, non-violence et abondance », souligne-t-il. En circassien qu’il est, il sait jouer avec les objets et n’hésite pas à prendre des risques : « Le cirque pour moi est plutôt un rapport à l’objet, nous affirme-t-il, une interdépendance ». Son solo exige sensibilité et endurance : « Cette pièce est physiquement exigeante, notamment pour mon pied droit et ma main droite », dit-il en signalant qu’il tourne beaucoup dans un sens et peu dans l’autre. Il laisse planer une ambiguïté réjouissante : est-ce le manipulateur qui fait danser l’objet ou l’objet qui manipule le danseur en le contrôlant ? L’absence de toute musique fait de cette pièce un moment minimal et intense.
Âgé de 36 ans, basé à Bruxelles et artiste majeur du cirque contemporain, Vantournhout danse VanThorhout 20 à 30 fois par an (la pièce remporte un succès mérité tant en Belgique qu’à l’international) et transporte son plancher en tournée. Il n’a pas le vertige, car avec sa pratique de la roue Cyr**, il maîtrise les tours. Un peu à la manière des derviches tourneurs (« qui peuvent tourner des heures en regardant leur ombre », nous précise-t-il), il arrive à ne jamais tomber mais se blesse parfois. Jusqu’à récemment, il performait dans toutes ses pièces, mais commence à transmettre de manière à pouvoir moins danser et développer d’autres projets, qui prennent toujours du temps à émerger.
« Suite à une blessure au poignet, j’ai commencé à faire de la danse mais l’artisanat a toujours été proche de moi, dit-il dans une vidéo tournée en 2022 où on le voit travailler VanThorout. Thor est le dieu qui évoque l’orage et la pluie. Son marteau est fait d’une grande pierre et d’un tout petit manche, ce qui représente la force ultime. Moi je veux faire l’inverse : un grand manche et une petite tête ». Il ajoute : « (En travaillant ce solo), je portais des lunettes inuit qui enlèvent la vue.
Quand on enlève certains sens, on peut plus creuser dans une direction, creuser une certaine vérité qu’on n‘a pas pu penser avant ».
Autre registre avec ce duo***, avec un titre à double sens que les anglophones comprennent tout de suite, car on peut le traduire soit par « chaque corps », soit par « tout le monde ». Dans une scénographie de Tom van der Borght (qui signe aussi les costumes) faite d’un grand portique à roulettes décoré de filins verts, jaune et mauves verticaux, scintillants et ornés de pompons, un duo piquant (Vantournhout et sa compagne Emmi Väisänen) entre en scène. Leurs tenues jaune citron faites d’amples manteaux et de pantalons sont festonnées de noir et ornées d’un énorme nœud de cou plat. Accoutrés ainsi, ils assument indéniablement une présence clownesque. Pieds nus, notre tandem installe au sol un petit tapis roulant, le démarre et grimpe dessus. Tous deux vont marcher sur place, restant collés l’un à l’autre sans tomber, jouant sur le contrepoids. Une musique douce les accompagne, composée par Geoffrey Burton : les notes tenues vont laisser place à un son percussif tandis que notre duo facétieux, souriant, répétitif, le regard vers le public, semble devenir un animal à quatre jambes marchant sans cesse.
Retirant une partie de leurs vêtements pour faire apparaître une tenue plus légère (bermudas et T-shirts, auxquels pendent des petites cordelettes), nos deux danseurs-circassiens vont chercher un nouvel accessoire, une simple table carrée en bois léger, sous laquelle un jeu de jambes va se développer. Il y aura permutation de places et un travail réjouissant sur le poids, la table penchant d’un côté et de l’autre. Ils prennent des poses assises mais sans sièges et jouent des coudes tandis que la bande son, avec ses « Hmm, hmm », participe avec humour à ce moment ludique. Après un solo d’Emmi restée un moment seule aux prises avec la table, place à un duo tournant suspendu à la barre fixe du portique, plus acrobatique, tendre et complice, donnant l’illusion que les deux artistes n’ont plus de poids.
Vient enfin un duo en face à face, fait d’une succession fascinante de mains et de bras qui glissent, se serrent, s’échappent, s’entrelacent, s’agrippent, se nouent et se dénouent, un peu comme un exercice d’arts martiaux ou un salut sans fin. Les pieds restent fixes, les corps esquivent les attaques tout en douceur et ce manège virtuose fait de confiance et d’inventivité pourrait durer encore longtemps sans nous lasser. Tandis que le décor se met à onduler, la musique monte en intensité, une rangée de puissants projecteurs en fond de scène s’allume et nous aveugle tandis que le duo passe en ombre chinoise avant le noir final.
Si le portique présent sur scène peut faire penser à un échafaudage urbain, le duo s’inspire de gestes quotidiens avec un travail autour des verbes s’asseoir, marcher, se saluer, se déplacer (en transport en commun par exemple) : « La pièce transforme une poignée de main banale en une chorégraphie élaborée impliquant bras, coudes et épaules, annonce Vantournhout, tandis qu’une marche apparemment sans fin présente une multitude de mouvements de pieds et de jambes. Avec every_body, le duo crée une tapisserie chorégraphique, métamorphosant les mouvements les plus subtils en quelque chose de remarquable » (propos du chorégraphe dans la feuille de salle). Le chorégraphe rajoute : « J’ai creusé la poignée de main et ai trouvé 1000 manière de la réaliser. Dans mon travail, j’ouvre une petite porte qui s’agrandit et tout se déplie sans cesse ». Il oppose l’autopoïésis (propriété des organismes vivants à générer eux-mêmes leur organisation structurelle et fonctionnelle) à la sympoïésis, concept qui fait référence aux systèmes qui coopèrent avec d’autres
systèmes, que résume l’expression « faire avec ». Il aime jouer avec l’objet (« J’en mets partout dans mon travail, j’aime qu’ils soient manipulables et ils participent à la scénographie »), mais privilégie aussi l’interdépendance, l’anormal. Tout cela exige une recherche d’abord conceptuelle, puis corporelle, avec beaucoup d’entraînement. Vantournhout veut pouvoir prendre son temps : every_body a demandé quinze semaines de création.
Un double regard extérieur lui est indispensable et, par ailleurs, Vantounhout se fait aider par des dramaturges comme Rudi Laermans (sociologue), Sébastien Hendrickx (metteur en scène) ou Katharina Lindekens (opéra). Dans sa recherche, la théorie est toujours là (notamment celle entourant l’objet), avec des figures inspirantes comme Deleuze, Bruno Latour ou Karen Barad, philosophe américaine du nouveau matérialisme et spécialiste de la physique quantique : son livre Meeting the universe halfway – Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning (2007, À la rencontre de l’univers. La physique quantique et l’enchevêtrement matière-signification) constitue apparemment une source importante. Vantournhout lit beaucoup, « le corps inspire les livres et inversement ».
Le projet (compagnie et production) d’Alexandre Vantournhout s’appelle Not Standing (littéralement : « pas debout »). En adoptant ce nom, il veut montrer qu’il est en changement perpétuel et refuse d’être catégorisé. Fait-il partie du nouveau cirque ou cirque contemporain, type de spectacle apparu en France à la fin des années 1970-début des années 1980 et qui combine plusieurs genres artistiques? Oui, à l’entendre, mais il conviendrait d’en souligner chez lui la dimension théâtrale. Ses propositions performatives permettraient par ailleurs de rattraper le retard dans ce domaine en Belgique. Une référence au contact improvisation de Steve Paxton (1939-2024) est aussi présente, puisque, d’après l’artiste qui a étudié avec lui, ce créateur n’était « jamais debout ».
Mais contrairement à l’américain, le belge improvise peu, préférant s’appuyer sur des règles prédéfinies et des scores (partitions) telles qu’on en trouve dans la postmodern dance (Lucinda Childs, Simone Forti, Trisha Brown, Yvonne Rainer, David Gordon, Douglas Dunn…) avec laquelle il s’est frotté pendant son apprentissage à PARTS (école fortement imprégnée des principes et œuvres de Trisha Brown et des techniques release) où il a goûté à divers répertoires (Keersmaeker, Brown, Forsythe, Vandekeybus…). Il aime explorer certains types de mouvements et en découvrir toutes les variations et il a rencontré dans cette école nombre de ses futurs collaborateurs. La compagnie compte quatre danseurs à plein temps, a une pratique continue et a mis au point un lexique propre, explorant pièce après pièce les limites de la physicalité du corps.
Dans le volet Mission et vision du site internet de la compagnie, on peut lire (extraits) : « Not standing vise à augmenter l’intelligence du corps et valorise l’art hybride unique d’Alexander Vantournhout vers des publics variés, en Belgique et à l’international. Les limites deviennent un défi : ce qui est impossible pour un individu devient possible grâce à l’aide d’une autre personne et/ou d’un objet. La générosité – vers l’autre, vers le public, vers le monde – est une valeur essentielle. Partager le savoir et transmettre une vision élargie du corps passe avant tout ».
Certaines pièces ne tournent plus (suite notamment à la crise sanitaire de covid-19) comme le solo Aneckxander (2015), les duos Raphael (2017), le quatuor Red Haired Men (2018, avec texte), le solo assisté La rose en céramique (2018, présenté dans le Vif du sujet en Avignon), la pièce in situ interactive avec cinq interpètes Screws (2019), mais on peut encore apprécier le pièce de groupe Foreshadows (2023, octuor) et le duo Through the Grapevine (2020). Sa prochaine pièce, qui sera
créée fin juin à Gand s’intitule Frames, un quatuor qui parlera de cadre dans un chapiteau sans toit, avec le public regardant vers le ciel un peu comme dans certaines œuvres du plasticien américain de la lumière et de l’espace James Turrell. Alexander Vantournhout a reçu en 2024 le prix Ultima des arts de la scène (décerné par le gouvernement flamand) et est ambassadeur de sa ville natale Roeselare (Roulers), en Flandres.
Il est artiste en résidence au centre d’arts Viernulvier à Gand, artiste associé au Centquatre à Paris ainsi qu’au cirque-Théâtre d’Elbeuf et enseigne régulièrement, notamment à Bruxelles ou à Vienne (Impulstanz). Ses tournées sont organisées par Frans Brood Productions.
*Vu le 1er mars dernier au Fourneau, centre national des arts de la rue et de l’espace public (Cnarep) à Brest (29), dans le cadre du festival Dañsfabrik
**Roue Cyr : sorte de cerceau géant de deux mètres de diamètre redécouvert en 2003, dans lequel se place l’interprète qui le met en rotation et réalise des figures
***Vu le 19 mars dernier au Théâtre, scène nationale de Saint-Nazaire (44), pendant le Focus belge
Coproduction VanThorhout : Kunstencentrum VIERNULVIER (Gand) ; le CENTQUATRE (Paris) ; les Subsistances (Lyon) ; plate-forme 2 pôles cirque en Normandie/La Brèche (Cherbourg) et Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; 3bis F, centre d’arts contemporains (Aix-en-Provence)
Coproduction ever_body : Kunstencentrum VIERNULVIER (Gand), la Soufflerie, SCIN de Rezé (44), plate-forme 2 pôles cirque en Normandie/La Brèche (Cherbourg) et Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; Theater op de Markt – Dommelhof – Neerpelt (Belgique)
Visuel : © Bart Grietens