A la fois synonyme de puissance, de folie et de repoussoir, la foule est à la source de la dernière création de la troupe Tumbleweed, « A Very Eye ». Les six danseurs ont entraîné Le Pavillon et son public dans une ronde où se côtoient interdépendance et confrontation, rencontre et rupture. Une incroyable mise en scène et en lumière des relations humaines, chaînon entre l’individuel et le collectif.
Les pieds délestés de nos chaussures, nous entrons dans l’ombre et la fraîcheur de la salle, cocon tout aussi étrange que rassurant. Quelques projecteurs diffusent une lumière chaleureuse, si douce qu’elle ne nous permet de distinguer que les silhouettes, et non les visages. Au centre de l’espace, un large tissu blanc et duveteux, île claire et délimitée, sur laquelle certains ne tardent pas à s’assoir ou à s’étendre. Les plus aventureux osent en franchir les frontières, marchant le long des bords obscurs, jouant avec le mur invisible que l’on peine à discerner. Si l’espace déstabilise, il nous paraît de moins en moins hostile à mesure que nos yeux s’habituent à l’obscurité. L’espace devient davantage contenant que contraignant. Nous enveloppant et nous camouflant, la fragilité de la lumière nous rassure et nous offre la liberté propre à l’anonymat.
Tandis que chacun trouve ses marques, les esprits tâtonnent : quand le spectacle va-t-il commencé ? N’a-t-il pas d’ailleurs débuté, entraînant les spectateurs dans son expression ? Que cherche-t-on à nous faire éprouver ? S’agit-il de nous déstabiliser, de nous envelopper, de nous perdre ? Et où sont les danseurs ? Sont-ils parmi nous ? Imperceptiblement, doucement mais surement, certains des marcheurs accélèrent soudain leur cadence. Leur assurance devient de plus en plus manifeste, leurs pas de plus en plus amples. Ils finissent par attirer toute l’attention, créant des mouvements parmi les spectateurs, dont les yeux s’accrochent immanquablement à leur silhouette rapide et leste.
Si certains pouvaient être tentés de suivre le rythme des danseurs, d’entrer dans leur jeu, ces derniers s’unissent soudain dans une ronde, mimant tour à tour l’attirance et l’alliance, l’évitement et la fuite. Cette dialectique du désir et de la répulsion s’exprime à la manière d’un cœur, de battements réguliers et dynamiques, du dedans au dehors, du dehors au-dedans. Les six danseurs de la troupe Tumbleweed s’effleurent et se frôlent, dans un juste-milieu entre l’embrassade et l’accrochage, l’étreinte et la confrontation. Cette chorégraphie mêlant la curiosité et l’esquive cède bientôt la place à une circularité harmonieuse, à un pas de six fait de pas de deux. Les couples se font et se défont, entrent et sortent de la ronde, dos à dos, cœur à cœur.
Ce mouvement cardiaque, irrépressible et lancinant, devient le leitmotiv de la performance, représentant les dynamiques des groupes et de la foule : un mélange de lutte et d’harmonie, de symbiose et de dissonance, d’interdépendance et de conflit. Élastique et plastique, le mouvement se distend et se resserre, pour finir par se dissoudre. Les duos se reforment en trio, en triangle, en trouple, en triptyque. Ils forment deux horloges inversées, tournoyant en sens inverse, mimant le temps, ses variations et ses contradictions. Mais invariablement, la berceuse obsédante reprend au son de murmures incompréhensibles : mais quel langue que le langage des corps ? Comment parle-t-on du corps des autres et comment dialogue-t-on avec le corps d’autrui ?
Si le public est exclu de ce carrousel, il n’en est pas moins hypnotisé, le regard entraînant le corps à se déplacer d’un côté à l’autre de la moquette blanche qui tient lieu de scène. Ils se déplacent d’un ventricule à l’autre au rythme des palpitations des cœurs formés par les danseurs. Comme ces derniers, changer de place revient à varier les positions et les appuis : debout, accroupi, à genoux, en tailleur, allongé. A la fois dans et hors du spectacle, les spectateurs sont à l’image de la foule : un hydre aux milliers de têtes rattachées à un corps commun, un être chimérique aussi multiple que solidaire. Car le Tout ne semble pas pouvoir ici se résumer à la somme des parties : l’association de toutes les silhouettes forment un corps invisible et fictif, avec sa propre logique, aussi réconfortante qu’effrayante.
Espace partagé et convoité, la scène est une carte matérialisant les rapports de force : entre les spectateurs et les danseurs, entre les groupes et entre les individus. Les trios concurrentiels se volent ainsi la place et la vedette, tout en étant inextricablement liés par leur symétrie et leur coordination. Reprenant chacun leur individualité, les danseurs errent, se cherchent, s’observent, se rejettent, s’apprivoisent. Une énième ronde se reforme et s’accélère, les souffles se faisant haletants et l’inquiétude du choc grandissante. De la même manière que dans le Knife Game Song, ils narguent de leur aisance et de leur témérité ceux qui les observent, à la fois happés et inquiets. Ce jeu consiste à planter la lame du couteau entre ses doigts le plus rapidement possible tout en chantant. Comme un poignard, le mouvement est frappé, violent, éprouvant, et tout autant, agile, équilibré, maîtrisé.
Nécessitant attention, écoute, dialogue, équilibre, agilité, ce mouvement illustre l’interdépendance au sein du collectif. Groupe qui peut aussi décider d’exclure un bouc-émissaire : celle qui provoque, celui-ci qui dérange, celle que l’on traque, celui que l’on encercle. Ainsi, la troupe offre un aperçu des dynamiques complexes, multiples et parfois imprévisibles, de la foule, ses tensions et ses accords. Solo, duo, trio, quatuor, quintet… jusqu’au Tout. Cette composition maîtrisée parvient à conjuguer l’irrépressible et l’imprévisible, avec un refrain incessant qui diffère toujours du précédent, en intégrant des variations de rythmes, de sens, d’association. Une symétrie du désordre pour mieux danser dans le chaos, pour en épouser son ordre. Une chorégraphie inépuisable qui malmène les frontières pour en questionner le sens et la nécessité.
Distribution artistique
CONCEPT ET CHORÉGRAPHIE : Angela Rabaglio et Micaël Florentz
CRÉATION ET INTERPRÉTATION : Charlie Prince, Sergi Parés, Jeanne Colin, Mona Felah, Christine Daigle, Angela Rabaglio, Micaël Florentz
CRÉATION LUMIÈRE ET SCÉNOGRAPHIE : Arnaud Gerniers
CRÉATION SONORE : Anne Lepère
Visuel © Stanislav Dobak