David Geselson continue de porter haut nos lettres non-écrites. Près de dix ans après sa création, ce projet social et théâtral n’a pas pris une ride et s’érige petit à petit en réel témoignage de notre société des années 2016/2026.
« Si vous avez un jour voulu écrire une lettre à quelqu’un sans jamais le faire, parce que vous n’avez pas osé, pas su, pas pu, ou pas réussi à aller jusqu’au bout, racontez-la-moi et je l’écris pour vous. Si elle vous convient et que vous acceptez, j’en ferai peut-être quelque chose au théâtre. ».
Comme des dizaines d’autres, ce format imaginé par David Geselson, et énoncé par ce postulat, est né en 2016 lors du projet d’occupation par des artistes, des spectateurices et des passant•es pendant un trimestre du Théâtre de la Bastille à Paris. Il lui a survécu, il a voyagé et cela va bientôt faire un an qu’il s’est fait le déversoir de mille et une lettres à travers la France et le monde. David Geselson pose son cabinet des lettres non-écrites, son ordinateur et son imprimante pour huit dates, réparties entre septembre 2025, mars et mai 2026, au Théâtre des Bouffes du Nord.
L’idée est si simple, si universelle que l’on se demande comment cela n’avait pas pu être déjà fait. Ouvrir une pièce, prendre une demi-heure pour écouter l’histoire de cette lettre qu’un•e autre n’a jamais écrit, se laisser traverser et transcrire, la livrer et la garder, anonymisée, pour la prononcer un jour, plus tard, dans un autre lieu. On ose à peine imaginer combien de lettres David Geselson a dans ses bagages… Certaines trônent d’ailleurs, collées les unes aux autres, comme un morceau de rideau de fond de scène.
Comme chaque matin de représentation, David Geselson s’est installé dans son cabinet des Bouffes du Nord et il y a reçu deux personnes. Il a recueilli deux lettres, puis il a retrouvé son équipe pour choisir les quinze voix qu’iels allaient nous livrer ce soir, les répéter un peu. Sur une table, au fond, l’ordinateur/annuaire et des feuilles se chamaillent, quant à l’avant-scène une imprimante timide est prête à inscrire noir sur blanc les mots choisis pour ce soir. Protégés par des lanternes lumineuses posées au sol qui créent comme un autel à ses mots longtemps gardés, iels ne sont pas trop de quatre pour les soutenir : David Geselson et un•e autre comédien•nes accompagnées par deux musicien•nes avec violoncelle et harpe.
Dans une alternance parfaite, les deux comédien•nes présentent une lettre, parfois accompagné•es par les musicien•nes qui improvisent sur les mots et dont les performances sont de véritables vecteurs émotionnels. Les récits se succèdent, ne se ressemblent pas tout en parlant tous de la même chose : les liens abîmés. Les couples qui s’aiment ou en sont arrivés à se haïr, les enfants qui ont contenu l’exaspération que leur provoquent leurs parents, les relations imaginaires ou espérées, celles perdues de vue, les parents bousculés par leurs enfants, les enfants s’adressant au monde entier. Ces lettres nous parlent de la famille, de la solitude de tout un chacun, de frustrations, d’inquiétudes, de colères, de déceptions, d’espoir, d’amour. Et les comédien•nes leur donnent corps en modulant leurs tons, leurs dictions, leurs accentuations. De cette façon, iels font apparaître celles et ceux, qui de 7 à 77 ans, sont venus crier ou murmurer un petit quelque chose qu’iels avaient au coin du cœur.
Véritable matériel mémoriel, ces lettres font penser aux carnets de doléances mis en place après la crise des Gilets Jaunes en 2019. Elles témoignent des préoccupations des habitant•es d’une décennie, elles sont teintées de leur temps, des sujets de leur époque, des questions de genre aux différentes guerres en cours, notamment en Ukraine et entre Israël et la Palestine. Si l’on n’en a pas entendu le soir de notre venue, on ne pense pas prendre beaucoup de risque en disant que certaines lettres doivent évoquées les attentats qui ont frappé la France ces dernières années, l’inflation et la vie dure, le Covid, peut-être les Jeux Olympiques de Paris 2024, l’explosion du port de Beyrouth, la crise écologique. Porter ses sujets, ses tourments, les faire résonner, non sans émotions et sans humour, sur les scènes des théâtres partout autour du monde est un coup de force politique qui, en plus, met du baume au cœur.
Au théâtre des Bouffes du Nord, du 25 septembre 2025 au 13 mai 2026
Crédit photo © Simon Gosselin