Après Tartuffe, Macha Makeïeff s’attaque à un autre héros de Molière : Dom Juan. Avec une même respectueuse fidélité autant qu’armée de sa précieuse lecture nouvelle, la proposition libérée des vieilles lunes est très belle et très juste.
Depuis bientôt cinquante ans, Macha Makeïeff apporte beaucoup au théâtre, au public et à son époque. Celle qui crée avec Jérôme Deschamps les Deschiens dans les années 90 est une artiste complète, auteur, metteur en scène, mais aussi costumière et décoratrice. En 2015, elle créait Trissotin ou Les Femmes Savantes ; elle y transportait ces femmes savantes dans les sixties, période de l’émancipation des mœurs. Et saupoudrait le tout de la fluidité de genre afin de dissoudre le trait misogyne. En 2021, elle réformait Tartuffe. Elle se saisissait de l’âme du texte pour opérer une mise à nu du patriarcat en ce qui le constitue lorsqu’il sait emprisonner les femmes, en même temps qu’il les patronne. Les personnages féminins émergeaient alors dans une nouvelle dimension et Xavier Gallais (Tartuffe) y était formidable.
Dans son Dom Juan, présenté à l’Odéon, théâtre de l’Europe, Macha Makeïeff insuffle aux personnages féminins une âme affranchie ; elle leur arrange une cervelle. Esprit jeune et libre, elle renverse la statue mythique d’une Elvire qui serait, évanescente, irrémédiablement condamnée au supplice. Elle réinvente Sganarelle et propose un Dom Juan autant chasseur que traqué. Et Xavier Gallais y est encore magnifique.
Xavier Gallais confirme son talent et sa présence magnétique. Il campe un Dom Juan à la fois fragile et burlesque. Il incarne un être fragilisé par une déréliction qui dit beaucoup du mépris d’un père fuyant et autoritaire. Il y ajoute une pincée d’hystérie et d’homosexualité. Sa virilité est autant claironnée que fausse. Xavier Gallais est un grand Dom Juan. Par son art, nous ressentons le destin proche du vertige de celui qui a décidé de n’être mobilisé que par sa jouissance, une toute jouissance qui se croit toute puissance. Dom Juan est un grand Xavier Gallais. Il frissonne dans une fuite en avant qui inquiète.
Sa descente aux enfers inquiète autant le public dans la salle que Sganarelle. Car Macha Makeïeff a choisi le face-à-face. Vincent Winterhalter, immense comédien, propose un Sganarelle au niveau de son maitre. Le personnage de Sganarelle échappe au simple motif littéraire. Il se présente à nous autrement qu’à la façon d’une conscience espiègle, d’un rigolo Jiminy Cricket. Il regarde son maitre les yeux dans les yeux. L’équation égalitaire dévoile autant l’équivoque de Dom Juan que ce qui circule d’ambiguïté entre les deux hommes et qui nous donne à penser. L’équation s’applique au commandeur dépiédestalisé et affaibli. Elle s’applique au père de Dom Juan (formidable Pascal Ternisien) qui gagne en sensibilité. Et en égoïsme !
La touche de modernité absolue du Dom Juan de Macha Makeïeff est garantie par le personnage d’Elvire. La victime d’un Dom Juan, caractère comble du patriarcat et de la culture du viol, se libère. Elle se soustrait à sa fascination pour Dom Juan. Elle s’émancipe de lui qui devient un reste, un résidu. Lorsque Irana Solano (épatante) s’assoit durant le célèbre monologue d’Elvire, la comédienne, remarquable, sait ignorer et mépriser un Dom Juan debout dans ses embarrassements. Elle arrache son personnage à de siècles de sexisme. Nous en avons fini d’une adorable Elvire au calvaire. Quel bonheur.
Macha Makeïeff a créé un authentique Dom Juan, mais réparé. Si la pièce ose cette réparation et l’atteint, c’est grâce au talent des comédiennes et des comédiens. Tout est comme halluciné par nous, presque irréel et en même temps si proche, si contemporain. Xaverine Lefebvre en paysanne est fantastique ; en commandeur, elle est électrisante. Khadija Kouyaté est sublime en Mathurine.
La force de la proposition tient aussi à la construction du décor. Il est unique et pourtant multiple pour figurer l’équivoque. Il est cathédrale pour figurer la verticalité expulsée des personnages. À la beauté ciselée, le décor autant que les costumes émerveillent. Jeanne-Marie Lévy, accompagne au piano en costume de libertine, un spectacle qui flirte avec un opéra dans lequel chaque personnage est magnifié par son interprète.
La beauté générale, mais sans emphase de la proposition, nous touche au cœur. Le génie résidera dans ce décor qui figure une verticalité sous la charge de laquelle chaque personnage, admirablement interprété, nous bouleverse d’humanité.
Dom Juan
de Molière
mise en scène Macha Makeïeff
durée 2h30
23 avril – 19 mai 2024
Crédit photo © Juliette Parisot