Le metteur en scène lituanien Kukasz Twarkowski signe une mise en scène spectaculaire du texte de son habituelle complice Anka Herbut autrice, dramaturge et chercheuse polonaise dans les domaines du théâtre et de la danse. Rohko, la pièce déplie la question jamais résolue de l’art et de son marché, de la rareté et de la copie. Rarement une telle saturation de moyens aura accouché une forme aussi congrue au fond. Rarement un telle beauté de scénographie et d’acting aura servi le propos.
Nous sommes dans un restaurant cosmopolite de New-York. Le restaurant est chinois parce que en Occident, l’original est sacré, la copie disqualifiée alors qu’en Extrême-Orient les originaux se préservent par le biais des copies. Le restaurant est chinois aussi parce qu’en 2004, un tableau de Mark Rothko est vendu par une célèbre galerie d’art new-yorkaise à un couple de collectionneurs pour plus de huit millions de dollars. Sept ans plus tard, on découvre avec horreur qu’il s’agit d’un faux que Pei-Shen Qian, un artiste chinois devenu professeur de maths dans le Queens, a peint dans son garage.
Ce scandale de contrefaçon aux États-Unis, sera le point de départ d’une réflexion riche et captivante sur l’art en tant que création et en tant que produit marchand. Le spectacle est total et va réunir les protagonistes de cet événement qui fait coupure et en même temps balise dans l’histoire de l’art et de son étude. L’action se clive en deux (qui sont deux zones sur scène). Elle débute dans les années soixante, à l’âge d’or du célèbre peintre américain, puis rejoint les dernières années de sa vie avant d’arriver aux récentes formes d’art digital et de “crypto-art”.
La mise en scène est spectaculaire ; elle fait succéder illusions sonores, illusions visuelles, illusions tout simplement. Elle opère avec succès la fusion entre le cinéma, le théâtre et la littérature. L’écriture consiste en cette gerbe homogène de médias. L’expérience du spectateur est une féerie plurielle, mais cohérente et délibérément saturée.
On ne commence jamais avec le texte déjà prêt, mais par un laboratoire où on improvise avec les acteurs et où on explore le travail à la caméra. Puis, on fait une grande pause pendant laquelle on travaille sur le texte. À l’arrivée, on essaye de trouver un hybride théâtral entre les arts visuels, le cinéma, la danse… Le texte est l’un des ingrédients du spectacle, ni plus ni moins important.(Łukasz Twarkowski)
Créée avec des acteurs polonais, lettons et chinois, la pièce interroge la marchandisation de l’art contemporain et le mythe de l’authenticité. Qu’est-ce qui détermine la valeur d’une œuvre : les artistes ? Les galeristes ? Les influenceurs et influenceuses ? L’expert ? Le marchand ?
Pourquoi l’original devrait-il nécessairement l’emporter sur la copie ?
Ces questions resteront sans réponse ; la pièce veut traverser les ambiguïtés et les impasses. La pièce n’est pas un manifeste cependant qu’elle dénonce. La critique du capitalisme par l’apparition de coursiers Wolt (Ubereats) est subtile et incertaine. Le marketing est moqué dans une scène hilarante d’un nem gratuit ; la modernité high tech moquée dans une scène tout aussi hilarante d’un traducteur vocal. Les moments de grâce sont fréquents. Les chorégraphies formidables. Le biais du metteur en scène est la philosophique armée par l’humour et le magique. Lorsque la serveuse passe par les cuisines de la salle du restaurant en 1960 à celle de 2024, nous sommes définitivement dans la dialectique et le fantastique
On dirait que l’art baise avec l’argent
En tant qu’artiste, vous devez être un voleur et dérober une place sur le mur d’un homme riche (Rothko)
Art is a great equalizer (Madonna)
Business is the most fascinating form of art (Andy Warhol)
À la fin du geste merveilleux de Łukasz Twarkowski, dans une scène d’inauguration, au milieu d’un cocktail, on saisit ce qui ordonne et articule l’art et que défend le metteur en scène. Il s’agit de la foi. Celle qui l’anime.
Et qui avait quitté Mark Rothko qui se suicide en 1970 à New York.
Crédit photo © Artūrs Pavlovs