Pauline Bastard est plasticienne. Elle a notamment travaillé sur les Jeux olympiques d’Athènes, donnant naissance aux installations La Cérémonie des cérémonies, « Recréation d’une cérémonie d’ouverture de Jeux Olympiques à l’échelle d’un quartier » (2023) et Athéna Niké (2018), adaptation de la cérémonie des Jeux d’Athènes. Ces deux œuvres ont été accueillies au Centre Pompidou dans le cadre du festival Hors Pistes, consacré cette année aux « Règles du sport ».
A l’occasion de l’ouverture officielle, nous abordons avec elle les dimensions économique, politique et spectaculaire de ces grands rassemblements sportifs.
Le point de départ, c’est que j’ai vu les stades d’Athènes au moment où ils ont été utilisés pour accueillir des réfugiés. J’ai commencé à me demander à qui appartenaient ces espaces, dans quel état ils étaient, est-ce que certains fonctionnaient encore ?
J’ai repéré un stade totalement vide, qui n’était pas utilisé pour l’accueil de réfugiés. C’était un stade de beach volley, avec des grandes étendues de sable entre les tribunes et la mer sur lesquelles avaient poussés une forêt de palmiers qui devaient être là pour décorer les terrains au départ. J’avais envie d’aller filmer cet espace et d’y faire quelque chose. Je me suis donc intéressée à l’écart entre ce que ces espaces avaient été et l’état fantomatique dans lequel je les trouvais. Ce stade, comme beaucoup d’autres, était resté fermé depuis les Jeux de 2004, et je me suis imaginé y recréer la cérémonie d’ouverture de ces Jeux et ramener des gens dans ces espaces. Au début, je pensais pouvoir reproduire le spectacle comme une sorte de pièce amateur dans l’endroit. En y allant, j’ai compris que c’était fermé, qu’il y avait des gardiens et qu’il fallait travailler avec ça. J’ai formé une petite troupe avec laquelle nous nous retrouvions tous les jours au stade, j’ai recréé les costumes et nous avons travaillé sur place autour de la cérémonie, de ses chansons, de ses danses, de ses discours. Le projet est devenu un film.
Je travaille avec un espace qui se crée entre des représentations et des personnes qui essaient de reproduire ces représentations. Il y a toujours un différentiel important, parce que nous n’avons pas les mêmes moyens. Dans cet écart, il se produit des choses. Par exemple, dans Athéna Niké, j’ai rejoué la cérémonie d’Athènes 2004 dans un stade de ces jeux et abandonné depuis, donc là j’ai travaillé sur l’écart entre le faste de la cérémonie et la décrépitude du stade abandonné. Le discours de la parade qui avait pour thème la naissance de la civilisation grecque a pris un autre sens dans les espaces abandonnés, murmuré par des personnes costumées en ruines. Pour La Cérémonie des cérémonies, où nous rejouons un mixe des cérémonies de JO passées avec des public de tout âge en collaboration avec un centre social, l’écart se crée dans les moyens, les costumes sont moins pro évidemment, mais, par contre, les discours sur la participation et sur le fait d’être unis prennent tout leur sens.
Le fait de refaire quelque chose, c’est une façon de l’observer et de le comprendre. C’est aussi une façon d’avoir une sorte de trame. Par exemple, pour la campagne électorale [son film Les Adversaires sur la campagne de 2022] c’était vraiment cela, la campagne nous donnait le texte au jour le jour et nous pouvions faire notre atelier à partir de cela. Et, du coup, là aussi, on a vécu une expérience tous ensemble avec encore cet écart d’échelle entre la grandeur spectaculaire des meetings, les grandes intentions des discours et nous, nos voix, nos corps, nos vêtements, nos attitudes. Dans cet écart, il y a toute la question de la représentation, de la façon dont on fait un spectacle du politique alors que ces paroles ont un réel impact sur nous. Le projet était une façon de reprendre ces paroles, pour les observer, pour les étudier et les faire entendre, en les isolant du spectacle politique.
Oui, un peu. Il y a un écart entre ce qu’on se raconte dans ces moments, ce qu’on montre, la façon dont on se représente et ce qui se passe vraiment. Chaque cérémonie propose une sorte de présentation patrimoniale des idéaux de la nation qui invite. Et puis, il y a aussi les discours très bienveillants et universalistes : si on écoute les discours des Jeux, il n’y a pas de problème, « l’important, c’est de participer » et « on est tous unis », on voit bien que c’est pas tout à fait le cas… Ces grandes phrases prennent un ton différent quand on rejoue les cérémonies avec toutes celles et ceux qui souhaitent participer vraiment.
Oui, et ce n’est pas qu’une opposition entre professionnel et amateur, c’est aussi entre spectaculaire et quotidien. C’est à plein d’endroits, en fait. C’est aussi une opposition entre institutionnel et informel, dans la façon-même de faire les projets.
Je pense que les films contiennent la façon dont on travaille, que ça se voit. Je crois que le temps qu’on passe ensemble, que l’expérience qu’on fait est au moins aussi importante que le film. C’est le plus important pour moi : quand on fait un projet, on est ensemble avec des gens et ça, il faut que ce soit un peu cohérent. Donc les personnes qui participent aux projets que je propose, sont là en tant qu’elles-mêmes, il n’y a pas vraiment de rôle dans les films que je fais, on fait une expérience ensemble en tant que personnes, et cela crée une façon de travailler très différente d’un tournage habituel. Chacun peut faire à sa façon, les postes ne sont pas clairement définis, tout le monde peut proposer des choses. Le fait d’être filmer accompagne l’expérience, faire de images est à égalité avec être ensemble, faire des costumes, dire un discours…
Oui, c’est une construction collective. Il faut arriver à organiser tout ça. Il y a l’idée que la participation ne se fait pas juste à l’image, elle se fait aussi dans le fait de réfléchir à quels costumes, quels mouvements, quelles images on fait.
Je n’ai pas l’impression d’avoir des projets qui ne sont pas coûteux, mais tout est bien utilisé et bien réparti. Par exemple, les costumes sont issus du recyclage, tout le monde est payé pareil. J’ai l’impression que c’est comme ça que j’ai appris mon travail, en devant répondre à des questions économiques. Donc, même quand les projets ont commencé à grandir, il y a cette idée que le projet doit être cohérent dans sa fabrication, que ce sur quoi je travail se joue autant dans les images, les choses produites que dans la façon dont elles sont produites.
Je me suis même dit que je pourrais continuer avec les JO d’après et aller voir les mêmes stades, pareil, dans un état catastrophique. J’étais allée à Athènes en 2004 un peu par hasard. Il y avait déjà des gens qui mettaient des autocollants pour les ouvriers qui étaient morts dans les chantiers. C’est quelque chose qui suit les JO. Quand je suis arrivée au stade, il y avait le gardien qui était en train de cueillir des pissenlits. C’était fou comme endroit, tout était cassé. Je me demande : qu’est-ce qu’on fait de ces endroits ? Ça dit quelque chose de ces grands discours. C’est une espèce de temps très spectaculaire et la chute est encore plus spectaculaire. C’est révélateur de grandes intentions, de grandes lignes données qui dans la réalité deviennent des grands trous : c’est ça, c’est un grand trou dans la ville, Athènes 2004.
Quand j’ai fait Athéna Niké, au début, je pensais vraiment recréer la cérémonie et faire ce temps festif. Mais, en étant dans l’endroit, ce qui m’a semblé intéressant, c’était aussi d’essayer de vivre avec cet endroit. Les personnages de la cérémonie sont devenus un peu comme des sortes de fantômes qui hantaient ces espaces. Pendant le tournage, il y a eu un ouragan, il y a eu des inondations et, en fait, cet immense stade, où on est censé passer du temps ensemble, est intenable, parce qu’il y a trop de vent, il fait trop chaud, il fait trop froid. Quand il pleut, on ne sait pas où se mettre. Donc, j’ai vu mes costumes se casser, les couleurs ont délavé et petit à petit, ces costumes sont devenus des ruines, à l’image de ce stade, qui avait été joyeux un jour avant d’être cuit par le soleil. J’ai compris petit à petit que tout allait être décrépi comme le stade, jusqu’à l’attitude des personnages : ce n’était plus danser, mais juste essayer de se maintenir.
Les JO sont politiques dès leur attribution et dans leur préparation et au moment où ils se déroulent, ils sont un espace de visibilité où les questions s’imposent. Pour La Cérémonie des cérémonies, on a utilisé les cérémonies à partir de 1980, à Moscou, c’est là que la cérémonie d’ouverture a pris une ampleur impressionnante et c’était politique évidemment, c’était une façon de montrer qu’un pays communiste pouvait accueillir un tel événement. Il y a évidemment des similitudes dans toutes les cérémonies puisqu’il s’agit d’un protocole et tous les discours sont très universalistes mais par exemple, avant le 11 septembre, c’est « on est tous unis », et puis d’un coup c’est « on est tous unis face à ceux qui voudraient nous désunir ». Après, dans tous les JO, il y a toujours des questions politiques. Il va y en avoir cette année, c’est sûr, avec ce qui se passe.
« Hors Pistes » [le festival Hors Pistes de Pompidou] m’avait aidée pour faire la post-production du premier film Athéna Niké. Ils avaient déjà connaissance de ce travail-là. Quand ils m’ont contactée pour le présenter dans l’exposition Les règles du sport, je travaillais sur le projet La Cérémonie des cérémonies avec le 1% de la Ville de Paris. J’ai expliqué que je faisais ça et ça correspondait au thème de l’édition. Après, par rapport l’installation, j’avais construit ces deux bancs [sur lesquels le visiteurs et visiteuses sont invité.es à s’asseoir] pour une première exposition que j’ai faite à l’Hôtel de Ville de Paris. J’ai cherché à réagencer un peu les choses : c’est la première fois qu’on projette ces deux films ensemble.
Ce sont deux projets qui partent de cette même idée de rejouer les cérémonies d’ouvertures de JO, mais dans deux contextes distincts et donc les deux films sont très différents. C’est assez intéressant ça de voir que ce n’est pas du tout la même chose selon où et avec qui je travaille. Le premier projet a été pensé comme une sorte de spectacle qui devient un film par la force des choses et, pour le deuxième, j’ai travaillé avec une quarantaine de personnes et je me disais que c’était à travers le film que, petit à petit, on faisait quelque chose ensemble. Je savais que le montage et le film me permettraient de produire cet effet, de faire une cérémonie ensemble. C’est un projet qui s’est fait de façon assez joyeuse, c’est-à-dire que, au début, on avait trois personnes qui venaient à l’atelier… Après, il y a les enfants qui ont vu les mascottes et c’était parti : ils commençaient à faire des petits défilés dans le centre social et après, du coup, plus de gens ont participé. C’était un peu une sorte de structure très vague, très vaste, et qui permet à chacun de trouver une petite place.
Ça m’a fait drôle de voir ce film, que je trouve super. C’est une façon de réfléchir à ces grands objets que sont les stades d’une façon complètement différente et, en même temps, c’est toujours mesuré à l’écart d’échelle entre un corps et une espèce de grande structure, très impressionnante.
Actuellement, je fais un film pour une commande du CNAP [Centre national des arts plastiques]. C’est un film de vingt-quatre heures que je tourne partout en France. C’est sur les usages de l’espace public et ça suit la temporalité d’une journée. Ce sera diffusé sur un panneau extérieur, qui peut être commandé par une ville.
Et je fais aussi un autre projet avec Emmaüs à Grenoble, on rejoue une sorte de magasin dans le magasin, avec des compagnons. J’ai commencé sous forme d’un atelier vidéo à mettre en scène les objets d’Emmaüs, avec des images qui s’inspirent d’images publicitaires. Ça fait émerger une sorte de pratique artistique dans le magasin.
Visuels :
Photo de Pauline Bastard : ©Valentin Pinet
Galerie : ©Pauline Bastard