Pierre Martot nous fait redécouvrir le Mythe de Sisyphe dans un seul en scène aussi profond qu’intimiste, où les mots de Camus nous percutent en pleine chair.
Il a de son côté les avantages scéniques d’un beau visage marqué et la voix grave, chaude et puissante. Il pourrait user et abuser de ses charmes tout théâtraux, mais Pierre Martot les convoque avec justesse et parcimonie, parfois presque comme malgré lui. Le texte est déjà là de toute façon, qui ne nécessite pas d’outrance ; mais c’est peut-être là le principal défi pour l’interprète, chargé de donner corps et voix à un texte connu, maintes fois commenté et analysé. C’est là l’une des réussites, non des moindres, de ce seul en scène puissant et qui redonne tout son sens et sa noblesse à la notion d’« aurea mediocritas », qui caractérise ici le beau travail du comédien, que l’on écoute avec attention pendant toute la durée de la représentation.
Il faut le reconnaître ; le texte original de Camus est loin d’être hermétique, mais il n’est pas toujours facile, commençant par asséner avec force l’idée de la mort comme destin commun. Dans la pièce, cette idée résonne au plateau avec le choix d’un décor dépouillé : une table sur laquelle traînent quelques feuillets, des ampoules qui pendent au plafond. Il y a bien la solution du suicide, mais celui-ci serait un consentement à cet absurde qui nous dépasse. Reste alors la quête de sens de l’Homme, condamné à se heurter au monde qui ne lui renvoie que son « silence déraisonnable » ; c’est dans cette révolte contre ce monde toujours inadéquat, toujours plein de contingence, que se déploie la philosophie camusienne de l’absurde. La mise en scène a le mérite notable de sélectionner des extraits évocateurs ; les découpes sont pertinentes et permettent de suivre les enjeux et revirements principaux sans perdre la substantifique moelle du texte original.
« Il apparaît clairement que la chose principale au ciel et sur la terre est d’obéir longtemps et dans une même direction, […] il en résulte quelque chose pour quoi il vaille la peine de vivre sur cette terre comme par exemple la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit, quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou ou de divin » ; cette phrase de Nietzsche correspond selon Camus au chemin de l’homme absurde. La place accordée dans l’essai à l’Art, en particulier à celui du comédien, prend tout son sens une fois le texte transposé sur scène : car pour Camus, c’est bien sur scène que se révèle l’homme puissamment absurde, celui qui vit par la quantité des destins et des personnages joués, celui qui se choisit devant l’éternité. On sent cette certitude vivre sincèrement et fortement dans l’incarnation que propose Pierre Martot de ce texte. On en ressort ébranlés, heureux qui comme Sisyphe poussons notre rocher quotidien…
Visuel : © Photo MH LeNy
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