Nous avons échangé avec la soprano Ekaterina Bakanova quelques jours après sa performance époustouflante au Verbier Festival, dans la Symphonie nº 14 de Chostakovitch réduite pour piano, percussions et voix. Bakanova, qui vit en Italie, parle, avec une rare candeur, de l’œuvre de Chostakovitch, de surcroît dans le contexte de l’actualité politique russe.
J’ai toujours rêvé de venir à Verbier et je suis très heureuse d’avoir pu réaliser ce rêve avec une œuvre aussi magnifique. En avril, j’ai reçu un appel d’Aleksandros Stavrakakis, la basse avec qui j’avais déjà chanté, qui m’a prévenu qu’ils cherchaient une soprano pour cette pièce à Verbier. J’ai immédiatement dit oui, d’autant plus que je connaissais bien cette version, pour l’avoir enregistrée avec le pianiste français Nicolas Stavy. Comme c’était un projet de Viktoria Postnikova, je savais qu’elle devait approuver ce choix. Nous avons fait le nécessaire avec mon agent pour pouvoir signer le contrat rapidement.
Nicolas Stavy m’a proposé ce projet suite à une recommandation par Christophe Ghristi, le directeur artistique de l’Opéra de Toulouse. Nicolas avait un contrat exclusif avec BIS Records et nous nous sommes retrouvés à Brême où nous avons répété et enregistré dans un studio pendant une semaine en hiver 2021. Aleksandros Stavrakakis chantait la basse, Nicolas était au piano et Florent Jodelet aux percussions. Au bout d’une semaine, nous étions exténués et sans voix, mais nous avions presque tout le matériel pour le CD. Mais en vérifiant l’enregistrement contre la partition, le directeur de BIS Records s’est rendu compte que j’avais chanté deux ou trois fausses notes dans « Lorelei » et « La mort du poète ». Je suis retournée à Brême pour réenregistrer ces quelques mesures. Comme il s’agissait du tout premier enregistrement de cette version qui n’avait jamais été interprétée avant, il était extrêmement important de le faire très précisément.
La première fois que j’ai chanté la Quatorzième, c’était dans sa version orchestrée avec Maestro Letonja et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en janvier 2019. Ensuite, nous avons enregistré la version avec piano et percussions avec Nicolas Stavy et nous l’avons jouée à la Philharmonie de Paris en 2022. Je pense que la version réduite est encore plus dramatique, parce que le texte en ressort beaucoup plus fort. La version avec piano est plus intime, plus transparente, plus belle. J’aimerais tellement un jour voir cette pièce mise en scène, peut-être par Romeo Castellucci. Pour l’enregistrement, nous avons beaucoup travaillé avec Nicolas sur les détails, avec des intentions plus précises pour le texte, les phrases. Je suis arrivée à Verbier avec une idée assez précise de ce que je voulais exprimer. Il ne me restait plus qu’à la mettre en adéquation avec la vision de Postnikova.
Postnikova était globalement beaucoup plus douce que Nicolas, probablement parce qu’elle est une femme. Elle avait une manière plus délicate d’interpréter cette musique. Elle a toujours voulu jouer certains morceaux plus « piano », en particulier le quatrième. Elle m’a beaucoup apporté, mais elle m’a aussi fait confiance et elle m’a donné beaucoup de liberté. Elle connaissait l’enregistrement et elle me demandait vraiment juste de tout petits changements : d’ajuster quelques pauses, quelques nuances, de respirer un peu moins ou un peu plus, et, dans certains morceaux, simplement de souligner le sens de la phrase. Elle trouvait ma voix très belle et me disait toujours : « Oh, attendez… Je vais vous attendre ici, pour que vous puissiez reprendre votre souffle ».
Non, nous n’avions jamais travaillé ensemble. Je suis arrivée du Garda Festival trois jours avant notre concert à Verbier et nous avions peu de temps pour répéter ou pour approfondir sur cette composition. Postnikova a 81 ans et c’est un vrai phénomène. Mais elle était concentrée sur sa propre Sonate et occupée avec les répétitions avec son fils, Sasha Rozhdestvenskiy. Elle était très prévenante, protectrice et douce avec nous pendant les répétitions. Elle écoutait et elle travaillait cette partition avec beaucoup d’attention et de dévouement pour Chostakovitch, pour ses accents, pour ses marques, pour les tempos et toutes les notes qu’il voulait réaliser. Elle est même revenue sur scène pendant les applaudissements après le concert avec la partition dans les bras, comme si c’était la Bible.
Ma mère est originaire de Melitopol en Ukraine, mais ils ont tous émigré plus tard en Russie et j’ai grandi là-bas. J’écoutais cette musique pendant mes études au collège Gnessin, puis à l’académie. L’âme russe est une âme qui souffre, et vous ressentez cette douleur dans la musique de presque tous les compositeurs russes, Tchaïkovski, Rachmaninov, Scriabine, Chostakovitch ou Moussorgski. C’est l’histoire de la Russie, toujours gouvernée par les tyrans. C’est la malédiction russe. On sent que Chostakovitch ne pouvait pas dire des choses, il exprimait par sa musique tout ce qu’il ressentait contre Hitler, contre Staline, et la période difficile après la guerre. Cette musique fait partie de moi, de ma personnalité, de mes pensées, de ma patrie, de mon sang, de mon âme russe. Je comprends la culture et la mentalité de Chostakovitch. Je vis en Europe depuis 15 ans, mais quand j’entends cette musique, c’est comme si quelque chose se réveillait en moi.
Non, je ne le pense pas. La musique est internationale. Mais il faut connaître un peu l’histoire pour s’intéresser à ce qui s’est passé à l’époque où il a vécu. Je ressens cette musique de manière très personnelle parce que je sais comment les gens souffrent dans mon pays. Il y a parfois tant de parallèles, même aujourd’hui. Une partie de ma famille est toujours là-bas. Mon frère qui vit là-bas m’a dit : « Je ne peux même pas écrire ce que je veux dans un SMS, parce qu’ils vont m’arrêter dans la rue, vérifier mon téléphone et si j’ai écrit quelque chose, ils vont m’emmener au poste ». Les gens sont prisonniers de ce système. Ils ne peuvent pas exprimer leurs pensées ou leur ressenti. C’est trop dangereux. Rares sont ceux qui peuvent voyager et c’est très difficile d’obtenir un visa. En même temps, on ne peut pas renier ses origines, c’est comme si on annulait une partie de soi. J’espère que le système politique changera. Je suis vraiment désolée pour beaucoup d’artistes, parce que nous sommes tous, d’une certaine manière, les victimes de la politique. Je suis heureuse d’avoir une musique qui nous aide à explorer et à exprimer ce que nous ne pouvons parfois pas dire.
Malgré le fait que je vis en Europe depuis 15 ans, d’abord en Autriche, ensuite en Italie, j’ai rencontré beaucoup de difficultés, surtout au début de cette crise. Les chanteurs russes avaient du mal à être engagés et j’ai été contrainte d’annuler mes projets en Russie parce que cela pourrait nuire à ma carrière ici en Europe. Mais on ne peut pas oublier ses origines, renier son pays. Même Anna Netrebko ne ferait jamais ça, elle a sa famille là-bas, et la Russie lui a tout donné, [chef d’orchestre et directeur artistique de Mariinsky, Valery] Gergiev lui a tout donné. C’est très délicat et je ne peux pas dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Mais je dois dire qu’à Verbier, en Suisse en général, les gens sont très ouverts et ils donnent beaucoup d’espace aux artistes russes. Fedor Khandrikov, le percussionniste qui a joué la Quatorzième avec nous, par exemple. C’est un musicien merveilleux, mais il est toujours au Mariinsky, il doit travailler avec Gergiev tout le temps, mais est-ce que cela signifie qu’il déteste l’Europe ou qu’il suit les idées et les régimes d’autres musiciens plus puissants ? Nous ne pouvons pas porter sur nos épaules les décisions de nos dirigeants.
Nous sommes tous le résultat de tout ce que nous avons vécu dans notre vie, de nos expériences, de notre éducation, de la façon dont nous avons agi, des personnes que nous avons rencontrées. Si on n’a pas vécu ces expériences et ces émotions, souvent tristes et difficiles, nous ne pouvons pas les exprimer dans la musique. La Quatorzième est dédiée à la mort et à l’injustice, parfaitement écrite. Elle est basée sur onze poèmes de Lorca, d’Apollinaire, de Rilke et de Küchelbecker et le texte de certains poèmes, par exemple « Les Attentives I », « Les Attentives II » ou « Réponse des cosaques zaporogues » est parfois dur, voire arrogant ou insultant, ou encore effrayant et très direct en russe, mais c’est la seule façon de parler de la mort. J’ai appris les textes par cœur pour ne pas avoir le nez dans la partition. Quand je chante ces morceaux, je puise dans tout ce que j’ai dans mon cœur, dans mon âme, dans mon cerveau et dans tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent, pour transmettre cette émotion au public. C’est très important pour moi parce que quand j’investis la musique de mes sentiments tout en respectant les exigences du compositeur, je suis capable de créer un bon résultat.
Il n’a pas écrit beaucoup pour la voix. Ses deux opéras, Le Nez et Lady Macbeth de Mtsensk sont encore trop dramatiques. Katarina Ismailova est un rôle formidable, mais trop dramatique pour moi. Quand on commence à interpréter ce genre de musique, on peut difficilement revenir en arrière. Il faut faire attention au répertoire que l’on choisit. Je ne pourrai plus chanter Maria Stuarda ou Anna Boleyn après Katarina Ismailova. Mais dans dix ans, je pense pouvoir le faire. Ma voix change aussi. J’ai commencé ma carrière avec la Reine de la nuit. Au fur et à mesure que la voix change, nous changeons et le répertoire change.
Visuels : Portrait d’Ekaterina Bakanova © Giacomo Orlando, au Verbier Festival © Sofia Lambrou