Avec Agwuas, Marcela Santander Corvalán invite le public à s’initier aux rituels de l’eau, que ce soit par les récits ancestraux où se joint aussi la performeuse Hot Bodies ou la communion poussée jusqu’à la rave party.
Se déplaçant de la valorisation des mythes vers la réinvention des rituels consacrés à l’eau, Agwuas constitue, après Bocas d’oro, le deuxième volet de la trilogie que Marcela Santander Corvalán consacre aux éléments. Entre gravité et joie de la communion jusqu’à ce que la performance devienne une immense fête partagée avec le public invité à voyager mentalement et sensoriellement dans les eaux de Chili et d’Arménie, Agwuas réunit chant, sonorités techno, textes poétiques, mouvements et instants authentiques d’une débordante rave party. Présentée à La Briqueterie CDCN dans le cadre du festival Excentriques, la collaboration entre la chorégraphe et performeuse Marcela Santander Corvalán et la musicienne, performeuse et DJ Hot Bodies (Gérald Kurdian) témoigne de la force d’un duo original et subversif.
À l’entrée en salle, les spectateurices découvrent des fleurs déposées délicatement sur chaque siège, comme un accueil censé produire de l’émerveillement et du pur plaisir avant cette grande fête rituelle destinée à la célébration du monde vivant sous toutes ses formes. Sans paroles, à travers uniquement des gestes et des regards discrets, les performeuses-chanteuses Marcela Santander Corvalán et Hot Bodies sont placées dans la proximité des fascinants puits signés par Leticia Skrycky (lumière et espace). Elles souhaitent la bienvenue au public, qui occupe l’espace fluide et privé de gradins.
Une fois l’enceinte plongée dans l’obscurité, les codes performatifs sont enclenchés. Comme dans tout rituel, la performance commence par un conte, celui des serpents magiques Trentren et Caicai, issues des terres natales chiliennes de Marcela Santander Corvalán. Elle se sert des instruments zoomorphiques à eau en céramique signés Vica Pacheco pour animer son récit. Trentren et Caicai, deux figures mythiques profondément ancrées dans l’identité des Mapuches, peuple autochtone du Chili, préfigurent donc toutes les antinomies et les ambiguïtés qui façonnent le rapport avec le concept d’eau dans Agwuas.
De l’eau source de vie à l’eau menaçante, hostile et annihilatrice, de l’eau purificatrice consommée sans économie dans des fêtes traditionnelles à l’eau réduite au statut de ressource vitale en pénurie, la performance met en scène, avec un regard à la fois critique et tendre, tant les enjeux écologiques actuels que la justice sociale pour que les rituels liés à l’eau continuent d’exister sans le souci de l’appropriation culturelle, de la confiscation et de la privation.
Des temps nébuleux et ancestraux en ouverture de la performance, la chorégraphe déplace le récit pour le rendre plus proche d’aujourd’hui. Elle évoque ainsi les « bailes chinos », pratiqués notamment dans le nord du pays, y compris dans le village de la grand-mère de l’artiste. Entre les rythmes des percussions et des flûtes, les mouvements et les sauts organisent des séquences chorégraphiques pas particulièrement élaborées. Les deux performeuses l’illustrent sur le plateau de la Briqueterie dans une démonstration riche en couleurs et ludique. Mais leur but est la transition vers une forme de métamorphose où on arrête « de se sentir humain pour devenir son, rythme, prière, remerciement à la mer ».
À l’autre bout du monde, dans le Caucase mineur, un rituel différent de l’eau se dessine. Il s’agit de la Vardavar, la fête nationale arménienne pendant laquelle les individus sont aspergé.e.s d’eau. C’est le signe de la promesse du retour parmi les siens, à l’instar du proverbe turc cité par Hot Bodies au début de son récit : « Su gibi git, su gibi gel / Pars comme l’eau, reviens comme l’eau ». Au-delà des grandes fêtes collectives, c’est aussi dans l’obscurité des rencontres secrètes avec les sorcières que l’eau active sa magie pendant le rituel « vax bernogh ». Afin que la sorcière puisse mener à bien son rituel, un bol d’eau doit être versé sur la personne en quête de guérison. Hot Bodies le fait sous les yeux des spectateurices avant de les inviter à déposer les fleurs reçues en « faux cadeau » autour des spectaculaires vasques de sable remplis d’eau pour que « la peur soit conjurée. »
Enfin, à travers un récit plus intime, mêlant héritage et confession, Marcela Santander Corvalán clôt la partie discursive de la performance avec une mise en exergue du côté plus obscur et mystérieux de l’eau. Elle articule alors ses souvenirs d’une mer qui doit être contemplée et domptée avant de s’y lancer. Un exercice auquel elle s’est prêtée dès l’enfance, à l’aide de son père qui l’avait initiée aux secrets des mondes marins.
Et c’est ici que la métamorphose, préfigurée et annoncée dans les tableaux précédents, se révèle plus puissante que nulle part ailleurs dans la performance. Grâce aux effets sonores travaillés en live par sa collègue de plateau Hot Bodies et aux mouvements contorsionnés et fragmentés faisant surgir peur, douleur et horreur, la performeuse devient une créature méconnaissable si l’on pense à ses hypostases – c’est-à-dire un principe premier – initiales, plus lumineuses et emplies d’humour. Comme une Gorgone hypermoderne, Marcela Santander Corvalán semble incarner et activer ici toutes les figures fantastiques et effrayantes mentionnées antérieurement, en lien avec l’eau, de la serpente Caicai aux sorcières arméniennes. Rituel-exutoire, mais aussi une très subtile plaidoirie politique qui ne passera pas inaperçue…
Les rituels que les deux performeuses proposent à réinterpréter et réinventer ne seraient pas imprégnés de la même puissance sans la contribution inédite des membres du chœur amateur spécialement sélectionné·e·s pour Agwuas. Inspirée des pratiques chorales mises en œuvre depuis des années par Hot Bodies, l’intégration d’un groupe de chanteureuses ajoute une valeur importante à la manière dont le rituel est abordé dans la performance. Le fait qu’iels surgissent, vêtu.e.s de noir, dans l’aire de jeu depuis les places normalement assignées aux spectateurices contribue d’abord à créer un « effet émerveillement » similaire à celui provoqué par la découverte des fleurs lors de l’installation en salle. Mais cela signale aussi le caractère populaire et festif de la démarche : la fête se présente comme un champ de possibilités infinies de réparation appartenant à toustes, sans exclusion ni hiérarchie.
Refusant de céder à la tentation d’une folklorisation spectaculaire des coutumes et des rituels chiliens et arméniens évoqués, Marcela Santander Corvalán et Hot Bodies approchent les objets d’études issus de leurs cultures d’origine avec un respect qui n’enlève pourtant rien à l’envie d’en jouer librement. Au point de les transformer et les in-former, plutôt que « déformer », en y infusant leurs expériences et savoirs façonnées par les mutations climatiques, sexuelles et culturelles en œuvre dans le monde globalisé dans lequel iels évoluent aujourd’hui.
Un rituel où le politique ne dit pas son nom de manière expresse, mais qui invite, entre les lignes, à penser à toutes les terres où l’eau risque de devenir une ressource inaccessible. Mentionnons, pour n’en donner que deux exemples organiquement liés à la performance, le contrôle des ressources en eau en Arménie et en Haut-Karabakh après le conflit débuté en 2022 dans la région, ou les graves pénuries d’eau qui se multiplient dans un rythme trépidant au Chili en raison des changements climatiques.
« Mouillons-nous » – telle est l’invitation que l’on peut lire à la fin du spectacle sur la pancarte gigantesque accrochée au mur de la salle, transfigurée par l’ambiance rave party à laquelle toustes sont sollicité.e.s à participer. Une dernière métaphore aux teintes érotiques et viscérales, couronnant une démarche qui vise non seulement à révéler ce que l’eau fait du et dans le corps humain, mais incite aussi à découvrir les zones d’eau foisonnant secrètement dans nos corps, consommés sans cesse par le désir de transformation et de renouvellement. À la fois solennelle et espiègle, sensuelle et politique, ancrée dans des racines archaïques et les yeux rivés vers des horizons futuristes, la performance Agwuas est un hommage inconventionnel à l’eau et un cri de solidarité avec toutes les populations qui, bien que dépositaires de ses secrets, sont menacées par sa disparition dans un silence pesant.
Agwuas, de Marcela Santander Corvalán et Hot Bodies jouait à la Briqueterie les 25 et 26 septembre 2025. ©Carolina Aramayo Orellana