Au théâtre de l’Odéon jusqu’au 7 février, avant une tournée magistrale, la metteuse en scène s’empare du texte hautement culte de Bertolt Brecht qu’il a écrit entre 1935 et 1938 : en temps réel, presque comme un reporter, voyant le pire arriver inéluctablement sans pouvoir « faire quelque chose ». Sur scène, dans un magnifique décor ultra-chic, les comédien·nes, dirigé·es au cordeau, nous délivrent, dans le respect de la distanciation brechtienne, ce que signifie le totalitarisme : il prend racine dans l’intime.
Dans le texte d’origine, la pièce compte vingt-quatre saynètes qui, ensemble, dressent un portrait de la société allemande depuis l’avènement de Hitler jusqu’aux prémices de la guerre, sans toutefois suivre une chronologie rigoureuse. Julie Declos en garde treize. Oui, treize tableaux. Et pourtant, il n’y a aucun souci de transition ici, aucun effet de catalogue ni de tiroir. Toutes les séquences s’enchaînent avec un lien très clair entre elles : le nazisme s’infiltre par les plus petits interstices possibles – la cuisine, la rue, un bureau, le salon familial.
La première image donne le ton. La maison semble bourgeoise, une lumière magnifique éclaire la grande table (merci à Dominique Bruguière, assistée d’Émilie Fau). Des domestiques et des bourgeois discutent. Un garçon de la famille fait son entrée : il est en SA, brassard rouge bien collé au bras qu’il tend droit, tout comme Elon Musk il y a quelques jours. On ne tire pas de leçon de l’histoire, écrivait Paul Veyne. C’est vrai. Un fait est un fait, il peut être regardé, étudié, mais il n’a pas le pouvoir d’empêcher d’autres faits d’advenir.
Dès les premières minutes, tout est réuni : le jeune affreux s’amuse, pervers à souhait, à montrer comment il repère les « ennemis du peuple ». Les premiers mots, voire même les silences, sont auscultés et peuvent, en une seconde, entraîner un voyage direct en Poméranie.
On évolue ainsi parmi les têtes de chapitre que Brecht a écrites : La femme juive, Le mouchard, La délation, Trouver le droit, Secours d’hiver, Le mot d’ordre, Celui qu’on a relâché… Autant de thèmes qui rappellent les doutes et les angoisses de celles et ceux qui ne sont pas aligné·es.
Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam incarnent tour à tour bourreaux et victimes. Personne n’est à l’abri d’être « envoyé·e au camp ».
Dans son découpage du texte, Julie Declos n’a conservé que les histoires les plus insidieuses. Il y a ces parents qui craignent que leur enfant les dénonce parce qu’ils ont osé critiquer le contenu du journal. Cette mère qui, malgré elle, envoie sa fille à l’interrogatoire pour avoir sous-entendu que les prix augmentaient. Cette femme juive, mariée à un Allemand, qui prépare ses valises pour quelques semaines d’été, mais prend soin d’y glisser un manteau de fourrure.
La concordance des temps est sidérante. 189 député·es RN à l’Assemblée, la mainmise de Bolloré sur les médias, la réélection de Donald Trump dont la politique totalitaire a des conséquences dramatiques sur les droits humains… et tout cela en moins d’un mois. On pourrait en citer beaucoup d’autres.
Comme ce couple de scientifiques qui se cache pour étudier les calculs d’Einstein, le « camp du bien » semble, dans ce texte et cette mise en scène, justement, bien mis à mal. Les costumes magnifiques jouent de la fluidité entre les époques. On ne sait plus trop si tout cela ne se passe pas maintenant, tant les personnages paraissent proches de nos réflexions d’aujourd’hui, en Europe ou aux États-Unis.
La direction d’acteur·rices, la scénographie somptueuse (cet escalier vers l’enfer, que l’on devine en fond de scène, est superbe), la puissance des mots : tout fait corps dans une alliance parfaite entre image et fond.
La pièce rappelle que, si certain·es s’en sortent un peu mieux que d’autres, personne – mais alors personne – n’est épargné·e par l’arrivée d’un pire tout à fait imaginable.
Pourquoi ne faisons-nous rien, alors ? Parce que, comme Brecht en 1938, nous, en 2025, sommes dépassé·es par l’infiltration des pensées totalitaires. Et ça, ce n’est pas du tout de la fiction.
Jusqu’au 7 février à l’Odéon, puis en tournée en région avant de revenir tout près de Paris en janvier 2026 aux Gémeaux à Sceaux.
Visuel : © Simon Gosselin