Les 29 et 30 octobre, le Philadelphia Orchestra, dirigé par Yannick Nézet-Séguin, et Daniil Trifonov au piano ont fait escale à Paris avec un programme consacré à Rachmaninov : le Concerto pour piano n° 4, les Symphonies n° 1 et n° 2, Vocalise et Rhapsodie sur un thème de Paganini. Après Luxembourg et Paris, le Philadelphia Orchestra, Yannick Nézet-Séguin et Daniil Trifonov se rendront à Hambourg et Baden-Baden, où ils termineront leur tournée européenne le 5 novembre.
Pour marquer les 150 ans de la naissance de Rachmaninov, le Philadelphia Orchestra et son flamboyant directeur musical, Yannick Nézet-Séguin, proposent un répertoire qui rend hommage au grand compositeur russe, mais aussi à la relation particulière qui l’unit au Philadelphia Orchestra. Rachmaninov a dirigé le Philadelphia pendant son premier séjour américain en 1909-1910. Il a également enregistré ses propres œuvres avec l’orchestre en 1929 et 1939. Le compositeur russe coche plusieurs premières cases avec la célèbre phalange américaine, membre des « Big Five » : il était le premier soliste vedette à jouer avec l’orchestre, son premier chef invité et le premier compositeur à enregistrer avec eux.
A partir des années 1920, Rachmaninov a dirigé le Philadelphia et joué et enregistré avec l’orchestre en tant que pianiste. Une grande amitié le liait au Philadelphia et aux deux directeurs musicaux qui dirigeaient l’orchestre du vivant de Rachmaninov, d’abord Leopold Stokowski (de 1912 à 1938) et ensuite, Eugene Ormandy (de 1936 à 1980). Sous leur direction, le Philadelphia a créé les œuvres que Rachmaninov avait écrites pour l’orchestre : le Concerto pour piano n° 4 en 1927 (avec Rachmaninov au piano) et sa version révisée en 1941, les Trois chansons russes en 1927, la Rhapsodie sur un thème de Paganini en 1934, la Symphonie n° 3 en 1936 et les Danses symphoniques en 1941.
La relation entre Rachmaninov et le Philadelphia Orchestra atteint son point culminant en novembre 1939 avec le cycle Rachmaninov, une série de concerts consacrés au compositeur russe, que Philadelphia, dirigé par Eugene Ormandy, a donné au Carnegie Hall de New York et à l’Academy of Music de Philadelphie. Ces concerts mettaient en scène Rachmaninov, âgé alors de 66 ans, dans différents rôles : pianiste, chef d’orchestre et invité spécial. Grand succès commercial, le cycle a été présenté comme « l’un des événements musicaux les plus remarquables de tous les temps » et acclamé par la critique et le public. Rachmaninov s’est produit encore cinq fois avec le Philadelphia Orchestra au début des années 1940, jusqu’à sa mort le 28 mars 1943, quelques jours avant son 70e anniversaire.
Pendant le règne de Stokowski et Ormandy, le Philadelphia Orchestra a développé l’emblématique « Philadelphia sound », sombre et opulent, privilégiant les cordes graves afin d’obtenir un son riche, profond, velouté et somptueux de rondeur, sans oublier les cuivres aux tons chauds, tout aussi légendaires. Le Philadelphia de Stokowski et d’Ormandy avait un son particulièrement vibrant quand il jouait la musique de Rachmaninov. La longue association du compositeur et l’orchestre est un bel exemple de collaboration musicale et d’influence réciproque. Stokowski et Ormandy ont défendu la musique de Rachmaninov depuis la création de son poème symphonique L’Ile des morts en 1913. Selon Philip Ross Bullock, auteur de Rachmaninov and His World, le compositeur ne tarissait pas d’éloges au sujet de son orchestre favori : « Philadelphie possède le meilleur orchestre que j’aie jamais entendu, à tout moment et en tout lieu, de toute ma vie. Je ne sais pas si j’exagérerais en disant que c’est le meilleur orchestre que le monde ait jamais entendu. »
Lorsque Yannick Nézet-Séguin et Daniil Trifonov investissent la scène de la Philharmonie, on ne peut s’empêcher d’observer tout ce qui les distingue. Sur le podium, le maestro canadien est compact, musclé et gracieux. Son visage poupon aux joues roses est tellement chérubinique que ses cheveux teints en blond et coupés à la Tintin lui servent presque d’auréole. Ses ongles vernis en noir sont assortis à sa tenue sobre d’une impeccable élégance tandis que ses Louboutin en paillettes, ses discrètes puces d’oreille et ses splendides boutons de manchette scintillent au gré de ses mouvements.
A ses côtés, Daniil Trifonov, avec ses cheveux longs et son délicat visage pâle, couvert d’une épaisse barbe longue, fait plutôt penser à un Raspoutine noble et pur. Sa longiligne silhouette, vêtue d’un costume bleu marine, pourrait être celle d’un héros dostoïevskien, lourdement éprouvé par les combats de son siècle. Tantôt voûtée sur le clavier, tantôt cabrée en arrière, ou encore en lévitation au-dessus de son tabouret, elle semble exister juste pour soutenir les acrobaties digitales du virtuose russe. Trifonov se montre ainsi d’une délicieuse gaucherie dès qu’il s’éloigne du piano. Quand il pirouette sur ses talons soudainement pour saluer le premier violon Juliette Kang, on retient son souffle par peur de le voir trébucher.
« Ce qu’il fait avec ses mains est techniquement incroyable », a déclaré Martha Argerich à propos de Trifonov au Financial Times en 2011. « Il a de la tendresse et aussi un élément démoniaque. Je n’ai jamais rien entendu de tel. » On l’appelle « Monsieur Rachmaninov », tellement il est engagé avec le répertoire de son compatriote. Pour jouer le Concerto n° 2 au niveau de son exigence, il s’est entraîné dans une piscine. « Sans piano évidemment, juste en effectuant les mouvements requis à l’exécution de l’œuvre », Trifonov explique à Diapason. « L’eau oppose une résistance qui rend les déplacements moins aisés à réaliser. On comprend ainsi l’effort que l’on doit produire. » Le pianiste russe a enregistré l’intégrale des concertos et plusieurs autres œuvres majeures de Rachmaninov avec le Philadelphia sous la baguette de Nézet-Séguin, dont Destination Rachmaninov, Departure, Piano concertos 2 & 4, qui a remporté le Diapason d’or en 2019.
Né le 5 mars 1991 à Nijni Novgorod dans une famille de musiciens, quelques mois avant l’effondrement de l’Union soviétique, Trifonov a suivi le parcours d’un enfant prodige. Il s’est initié au piano à 5 ans et il a remporté le premier prix au Concours de jeunes pianistes Artobolevskaya à 8 ans. Selon la légende, il aurait perdu une dent de lait pendant le concert. A 9 ans, il intègre l’Académie russe de musique Gnessine à Moscou et commence à étudier le piano dans la classe de Tatiana Zelikman et la composition avec Vladimir Dovgan. A 18 ans, il intègre la classe de piano de Sergei Babayan au Cleveland Institute of Music. En 2010-2011, alors qu’il n’a pas encore 20 ans, Trifonov remporte le 3e prix du Concours Chopin à Varsovie, le 1er prix du Concours Arthur Rubinstein de Tel Aviv et le 1er prix du Concours Tchaïkovski de Moscou. Il remporte l’artiste de l’année de Gramophone Classical Music Awards en 2016, le prix Herbert von Karajan en 2017, le Grammy en 2018 et l’artiste de l’année de Musical America en 2019.
La programmation de ces deux jours consacrés à Rachmaninov fait alterner une œuvre qui a connu un échec cinglant au moment de sa création avec une autre qui a eu un succès retentissant. Mais on serait bien en peine de deviner aujourd’hui laquelle est laquelle, tellement l’interprétation de toutes ces œuvres par le Philadelphia, Nézet-Séguin et Trifonov est débordante d’esprit et saisissante de fraîcheur.
L’œuvre « mal-aimée » de ce dimanche 29 est le Quatrième concerto : un concerto audacieux, angulaire et résolument moderne, influencé par la musique de Gershwin et Debussy, par le dadaïsme, le futurisme et le surréalisme, mais aussi par le génie comique de Charlie Chaplin. Contrairement aux très populaires Deuxième et Troisième concertos, peu de grands pianistes ont défendu le Quatrième. Vladimir Ashkenazy, Arturo Benedetti Michelangeli (dont l’enregistrement du Quatrième de 1957 reste une référence, comparable à celle de Rachmaninov lui-même) et maintenant Daniil Trifonov, sont des exceptions.
La version originale de 1926 du Quatrième serait totalement inconnue si Vladimir Ashkenazy ne l’avait pas ressuscitée en 2001, tant sa création mondiale le 18 mars 1927 à Philadelphie, sous la direction de Leopold Stokowski et avec le compositeur au piano, a été synonyme de débâcle. Les critiques étaient acerbes. Pitts Sanborn, le chroniqueur du New York Evening Telegram, en donnera le ton : « La partition orchestrale a la richesse du nougat et la partie de piano scintille d’innombrables trilles et figurations. […] Ce n’est ni une musique futuriste, ni une musique du futur. […] Mme Cécile Chaminade aurait pu commettre la même chose après son troisième verre de vodka. »
On ignore l’effet de ces propos sur la compositrice française que Georges Bizet appelait « mon petit Mozart », mais Rachmaninov en était anéanti. Pendant cinq ans, il n’écrit plus rien. Il retire le Quatrième de son répertoire et entame une succession de révisions ; sans succès apparent, car la version de 1928 ne sera pas mieux accueillie. Rachmaninov se penche sur son Quatrième concerto une fois de plus en 1941. Il élague environ deux cents mesures depuis la première version, simplifie l’écriture pianistique et révise le final ainsi que l’orchestration de l’ensemble. Le 20 décembre 1941, il enregistre cette ultime version avec le Philadelphia, dirigé par Eugène Ormandy.
Avec la sensibilité et l’intelligence qui le caractérisent, Yannick Nézet-Séguin tisse les sonorités suaves et saturées du Philadelphia avec l’impétuosité métallique et tranchée de Daniil Trifonov au piano, pour nous livrer un Quatrième concerto aussi éclatant que raffiné. Yannick Nézet-Séguin dirige avec précision et attention à l’équilibre. Il déploie toute l’ampleur de l’effectif de cordes pour soutenir le pianiste tout en faisant ressortir les détails contrastants de la part des solistes, notamment le hautbois et les cors. Communicatif, il regarde, sourit et suit avec l’orchestre les tempi du génie au piano qui, lui, semble planer dans une dimension parallèle, comme dans un état de transe, les cheveux collés sur son front et les doigts virevoltant sur le clavier. A la fois poétique et déchaîné, Trifonov séduit avec son authenticité sans affectation et sa profonde symbiose avec la musique de Rachmaninov, alors que Nézet-Séguin et le Philadelphia apportent une touche de brillance et une énergie toute américaine. La fusion entre les deux traduit parfaitement la rencontre des deux mondes que représente le Quatrième concerto, commencé en Russie prérévolutionnaire et achevé en 1926 aux Etats-Unis en plein âge d’or du jazz. Acclamé par un public enthousiaste, Trifonov reviendra sur scène deux fois avant de nous offrir deux bis : I Cover The Waterfront d’Art Tatum et Vocalise op. 34 n° 14 de Rachmaninov, un avant-goût du programme du lendemain.
Après l’entracte, le concert se poursuit avec la Symphonie n° 2, la plus aboutie, la plus longue (60 minutes) et la plus populaire des trois symphonies de Rachmaninov. Il mettra dix ans pour surmonter l’échec de sa Première symphonie et oser en composer une deuxième. Écrite pendant l’hiver 1906 – 1907 à Dresde, la Symphonie n° 2 a été créée le 26 janvier 1908 au Théâtre Marinsky à Saint-Pétersbourg, sous la direction du compositeur. Parfaitement proportionnée et ingénieusement construite, cette deuxième tentative symphonique, lyrique et pétrie d’images des paysages russes, a rencontré un succès immédiat, couronné par le prestigieux prix Glinka de 1000 roubles. Le manuscrit de la Deuxième, égaré en 1908 et retrouvé en 2004 chez un collectionneur privé, a été authentifié et vendu aux enchères chez Sotheby’s pour £1,202,500, plus que le double d’une partition signée de Mozart.
La Deuxième de Rachmaninov n’a pas été écrite pour le Philadelphia, mais elle aurait pu, tellement elle semble faite pour le « Philadelphia sound ». Yannick Nézet-Séguin a mis en valeur la luxuriance et la profondeur tonale du Philadelphia pour nous en livrer une interprétation exubérante, expressive et équilibrée, plus américaine que russe. Ce choix ne convient peut-être pas à tous les goûts, mais Nézet-Séguin l’assume pleinement. Inspirant, motivant et attentif aux détails, le chef canadien sculpte les lignes lyriques avec précision et brio, selon une vision claire du rendu qu’il veut. Il met tous les pupitres en valeur et ils le lui rendent bien : à la fin de l’introduction sombre, menée par les cordes graves, le solo plaintif du cor est une merveille, ainsi que le duo entre le violon solo et le cor, ou encore la clarinette solo dans le mouvement lent de l’Allegro molto. Les tuttis sont formidables de puissance sans perdre de rondeur ni nuance, les transitions entre les passages frénétiques et calmes se font avec beaucoup de soin et les pianissimos des cuivres sont remarquables de finesse.
Dès les dernières mesures du final qui s’achève dans une splendeur tchaïkovskienne débridée, le public enthousiaste se lève pour ovationner les musiciens. Nézet-Séguin, aussi exalté qu’épuisé par plus d’une heure de concentration totale, serre le premier violon dans les bras et avance dans l’orchestre en attrapant les mains des musiciens qu’il remercie chaleureusement, tel un ultramarathonien qui arrive au bout de la course et retrouve l’équipe sans laquelle il n’aurait pas gagné. Après deux rappels, Nézet-Séguin prend le micro pour exprimer sa joie d’être à Paris « avec l’orchestre qui a connu Rachmaninov » et invite le public de revenir le lendemain.
La soirée du lundi ouvre avec Vocalise, une courte composition de 6 minutes d’exécution, composée en 1912 et arrangé pour l’orchestre par Rachmaninov en 1916. La version originelle de la dernière des 14 Romances op. 34 était une œuvre sans paroles pour voix et piano, dédiée à la grande soprano russe Antonina Nejdanova, l’une des premières artistes à se voir attribuer le titre d’Artiste du peuple de l’URSS en 1936. Immensément populaire, Vocalise a été arrangée pour toute une série de configurations : orchestre seul, orchestre et voix, orchestre et chœur, ensembles de chambre, ensembles de jazz, instrument solo et piano, pour deux pianos, etc. Le Philadelphia sous la baguette de son directeur musical brille de tous les feux : le tempo est vif et la lecture de cette mélodie, connue de tous, est précise et cristalline, sans le moindre sentimentalisme qui viendrait perturber sa captivante mélancolie.
Après cet exquis amuse-bouche vient le plat de résistance. On retrouve Daniil Trifonov au piano avec Rhapsodie sur un thème de Paganini, la plus célèbre des œuvres que Rachmaninov compose pendant son exil aux États-Unis. Écrite pendant l’été de 1934 au bord du lac de Lucerne, la Rhapsodie est la dernière œuvre concertante du compositeur. Créée le 7 novembre 1934 à Baltimore avec le Philadelphia sous la baguette de Léopold Stokowski et Rachmaninov au piano. L’œuvre se décline sous forme de 24 variations sur le thème du 24ème Caprice pour le violon de Paganini. Rachmaninov prévoit un orchestre qui inclut des trompettes, des trombones, un tuba, des harpes, des timbales et des percussions, mais il se sert de cet arsenal avec finesse, rarement entraînant l’orchestre dans un tutti. Son chef d’œuvre de maturité est un jeu d’équilibre délicat entre un piano d’humeur changeante, à la fois malin et sarcastique, mais aussi inquiet et mélancolique, et un orchestre qui tantôt s’efface devant le piano tantôt le repousse.
Tout aussi peu enclin à faire les courbettes que la veille, Trifonov hoche la tête à la sauvette en direction du public avant de s’installer devant le piano. Assumant sa posture du noble sauvage, le pianiste laisse au chef le soin de gérer l’élément humain. Souriant, stimulant, Nézet-Séguin dirige l’orchestre avec des gestes précis qu’il accentue avec des haussements de sourcils et des mouvements de son corps. Trifonov attaque les premières variations avec un humour grinçant et une irrésistible autodérision, alors qu’il changera complètement de registre pour les variations n° 7 et n° 8. Les deux variations énoncent la mélodie grégorienne du Dies Irae et comportent des passages où le piano se fond dans l’orchestre. Trifonov les joue avec une poésie et tendresse rares, avant de passer aux superbes n° 9 et n° 10, les variations qui, sous les doigts agiles de Trifonov évoquent l’image d’un feu d’artifice majestueux de couleur, d’exubérance et d’espièglerie. Les n° 12 et n° 13, créent des ambiances rêveuses et mélancoliques et Trifonov nous laisse ici entrevoir toute l’étendue de sa sensibilité. Il attaquera les n° 14 et n° 15 avec fulgurance et franchise et exécutera les suivantes, amples et entraînantes, qui opposent le piano et l’orchestre, avec virtuosité et dans un respectueux rapport de forces, maintenu en parfait équilibre par Yannick Nézet-Séguin.
Le chef fait ressortir toute la palette du Philadelphia pour ciseler le son dans le moindre détail. On entend des superbes solos des vents et des cordes, les tuttis sont d’un romantisme qui contraste merveilleusement avec le jeu net et un peu sec de Trifonov qui nous transporte au printemps, évoquant ces belles journées qui commencent avec un petit fond d’air frais le matin. On apprécie l’ambiance sombre et solennelle de la fameuse variation n° 18, suivie par la légèreté et le lyrisme de la n° 19, qui enchaîne sur les rapides et virtuoses n° 20 à n° 23. On raconte que Rachmaninov, malgré son empan de 30 cm, appréhendait tellement l’incroyable difficulté technique de la variation n° 24 qu’il gardait toujours un petit fond de crème à la menthe sous son piano pour apaiser ses nerfs. Trifonov exécute la variation « crème à la menthe » et la déferlante vertigineuse qui suit, sans recours aux remèdes draconiens préconisés par le compositeur et avec une apparente facilité qui repose sur une impressionnante maîtrise technique. Rappelé sur scène par une salle enthousiaste, Daniil Trifonov joue un magnifique bis : Prélude n° 9 op. 23 de Rachmaninov. Yannick Nézet-Séguin reste assis sur le podium et écoute son soliste avec admiration et fierté, tout en échangeant des sourires et des clins d’œil avec les musiciens de l’orchestre. On comprend facilement que le Philadelphia vient de renouveler son contrat jusqu’en 2030 et on ne peut que s’en réjouir !
Après l’entracte, la soirée se poursuit avec la Symphonie n° 1, l’œuvre de Rachmaninov qui a été si mal accueillie que le compositeur tombera dans une dépression nerveuse et détruira la partition pour qu’elle ne soit plus jamais jouée. Elle a finalement été reconstituée à partir du matériel de l’orchestre et recréée à Moscou en 1945. Mais sa première création, le 15 mars 1897 à Saint-Pétersbourg sous la direction d’Alexandre Glazounov, a été une catastrophe. Certes, le chef était ivre mort, mais cet inconvénient n’explique pas la violence du rejet de l’œuvre. César Cui, compositeur et critique musical, a ainsi écrit une critique cinglante dans Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg du 17 mars 1897 : « S’il y avait un conservatoire aux enfers, et si l’on avait demandé à l’un de ses meilleurs élèves d’écrire une symphonie à programme sur « Les Sept Plaies d’Égypte », et si le résultat ressemblait à la symphonie de M. Rachmaninov, alors il se serait brillamment acquitté de sa tâche et aurait ravi les habitants des enfers. »
Les mélomanes avertis s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Nézat-Séguin a laissé cette œuvre « compliquée » et « décousue » pour la fin de son programme. « Le public est désormais acquis, il n’a plus rien à perdre, » affirme l’un. Son interlocuteur est dubitatif : « C’est risqué, tout de même, de rester sur un échec. » Tous les yeux sont rivés sur Yannick Nézet-Séguin et le Philadelphia et une petite ambiance de Schadenfreude s’installe parmi les connaisseurs qui semblent attendre une erreur du chef et de son orchestre, jusqu’à maintenant trop parfaits.
Le chef canadien approchera avec fantasie et audace cette Première symphonie, tchaikovskienne, menaçante et féroce, tel un destin qui se déchaîne sans pitié contre son créateur. L’interprétation du Philadelphia sous la baguette de son directeur musical est haute en couleurs et inspirée, presque joyeuse, notamment dans le premier mouvement. Mettant en valeur des éléments originaux, voire décalés, de l’œuvre (par exemple, la gamme tsigane des violons dans le Moderato ou le solo du violon endiablé dans le Scherzo), Nézet-Séguin crée des moments inoubliables. Il mise également sur une alternance entre des passages fougueux et d’autres, plus poétiques ou inquiets, pour donner à cette Première symphonie une tension engageante. Ainsi, Nézet-Séguin construit sa lecture autour des contrastes entre des épisodes lyriques, portées par les cordes, et dramatiques, incarnées par les cuivres et les percussions. L’ensemble est infusé d’une modernité et d’une fraîcheur annonciatrices des œuvres plus tardives de Rachmaninov. Même si le brio du Philadelphia et l’originalité de la lecture de son chef n’ont pas pu gommer toutes les imperfections inhérentes à l’œuvre, le résultat est convaincant, comme le témoigne l’accueil chaleureux d’un public visiblement satisfait de la prestation. En bis, le Philadelphia nous régalera d’un splendide Prélude n° 2 Op. 23 de Rachmaninov, arrangé pour l’orchestre par Stokowski. Une belle réussite pour Yannick Nézet-Séguin et le fabuleux Philadelphia Orchestra qui honorent ainsi avec éclat les 150 ans de Rachmaninov !
Visuels : photo de garde et Daniil Trifonov au piano © Sebastian Madej
Autres visuels : Todd Rosenberg