The Wandering Hearts : L’Art du cover avec « Déjà Vu (We Have All Been Here Before) »

La reprise, cet exercice de haute voltige

Que cache cette alchimie particulière ? Le génie de la reprise réside dans cette capacité à révéler des facettes insoupçonnées d’un morceau. James Taylor se glisse dans la peau de « You’ve Got a Friend » de Carole King et la chanson devient sienne. Sinéad O’Connor s’empare de « Nothing Compares 2 U » de Prince, Adele revisite « Make You Feel My Love » de Bob Dylan : à chaque fois, l’impression troublante d’entendre une création originale filtrée par la sensibilité de l’interprète.

Sur scène, la reprise devient souvent le moment de grâce des rappels, cette parenthèse magique qui transcende la setlist programmée. Paul Simon déployant « Here Comes the Sun » de George Harrison, Oasis déchaînant « I Am the Walrus » de Lennon : ces instants gravés dans le marbre de l’histoire du rock.

Mais attention : reprendre n’est pas copier. L’exercice exige une maîtrise technique redoutable et une personnalité artistique assumée. Il faut réinventer sans trahir, magnifier sans dénaturer. Un équilibre de funambule.

Alors quand un groupe décide de s’attaquer à un album entier – exercice rarissime –, on frôle l’exploit. Ryan Adams s’y colle avec « Nebraska » de Springsteen en 2023, Cat Power reconstitue note pour note le mythique concert de Dylan au Free Trade Hall de Manchester. Mais reprendre « Déjà Vu » de Crosby, Stills, Nash & Young ? Ce chef-d’œuvre de 1970 écoulé à 8 millions d’exemplaires ? Là, on entre dans la catégorie « mission impossible ».

Mission que The Wandering Hearts ont pourtant décidé d’accepter.

« Déjà Vu » : quand quatre géants créent l’histoire

Rappelons d’abord l’ampleur du défi. David Crosby, co-fondateur des Byrds et architecte de la révolution folk-rock. Graham Nash, cerveau des Hollies, pilier de la British Invasion. Stephen Stills, âme de Buffalo Springfield, formation culte s’il en est. Après un premier album remarqué, le trio s’adjoint Neil Young, autre vétéran de Buffalo Springfield. Quatre ego surdimensionnés, quatre talents bruts qui accouchent de l’un des sommets absolus de la fusion folk-rock-country.

Woodstock 1969 : leur prestation électrise les 400 000 spectateurs et propulse « Déjà Vu » au rang de classique instantané. Un album-référence, une leçon d’harmonies vocales, un condensé de l’esprit hippie sublimé par des mélodies immortelles.

L’Himalaya en ligne de mire…

Reprendre « Déjà Vu » dans son intégralité ? Autant enregistrer un seul mouvement du Concerto n°23 de Mozart ou une saison isolée des « Quatre Saisons » de Vivaldi. Cet album fonctionne comme un tout organique, un concept-album avant la lettre où chaque titre s’imbrique dans une architecture globale.

Face à ce monument, deux écoles s’opposent. Les puristes de The Analogues reconstituent les albums des Beatles avec un fétichisme maniaque : mêmes instruments, mêmes amplis, même son. Résultat bluffant mais sans âme créatrice.

The Wandering Hearts choisissent l’approche inverse. Le trio – Francesca « Chess » Whiffin (chant, mandoline), Tara Wilcox (chant) et AJ Dean (chant, guitare acoustique) – assume sa différence comme un atout.

« À cause de la façon dont nos voix fonctionnent ensemble, chaque fois que nous chantons quelque chose, cela va sonner comme The Wandering Hearts », explique Tara avec lucidité. « Nous n’avons pas à travailler trop dur pour y mettre notre touche, parce que nous ne sommes tout simplement pas quatre hommes de 1970. Avoir deux voix féminines donne immédiatement une nouvelle dimension à ceci. »

…et le drapeau planté

Le verdict tombe dès les premières mesures de « Carry On » : pari réussi. Cette énergie communicative, ces harmonies vocales millimétrées qui firent la gloire de CSN&Y, tout y est. Mieux : les guitares conservent la patine de l’original sans jamais tomber dans la copie servile.

Coup de maître : confier « Almost Cut My Hair » et « Helpless » à des voix féminines. Ces hymnes testostéronés acquièrent soudain une dimension inédite, révélant des nuances insoupçonnées.

L’apothéose ? Leur version de « Woodstock » de Joni Mitchell. Un sommet d’émotion qui pose la question interdite : et si leurs harmonies surpassaient celles de l’original ? Sacrilège ou évidence ?

« C’est un disque que nous aimons, avec lequel nous avons fait notre propre truc, sans le copier au carbone », résume AJ avec justesse.

The Wandering Hearts signent ici un tour de force : réinventer un classique absolu sans en altérer l’essence. Leur « Déjà Vu » satisfera autant les puristes de CSN&Y que les néophytes qui découvriront par ricochet l’original. Une passerelle générationnelle, une leçon de respect et d’audace. En un mot : du grand art.

Alors, courrez chez votre disquaire indépendant ; la platine vous attend et régalez-vous.