Le Casino de Paris affichait complet ce soir-là, et pas seulement de têtes grisonnantes. Dans le hall, on croisait des conversations en italien, anglais, allemand… La preuve que Joni Mitchell a depuis longtemps dépassé les frontières. Ses fans lui vouent une dévotion quasi mystique, et cette messe musicale leur offrit l’occasion de communier autour de Kate Stables, Jesca Hoop, Lail Arad, Richard Sears et leurs invités.
Connaissez-vous quelqu’un, dans la folk ou le smooth jazz, qui ne se réclame pas aujourd’hui de Joni Mitchell ? Inutile d’en dresser la liste : vous ne reviendriez pas au terme de l’article.
Quand David Crosby, alors membre des Byrds, pénètre dans un petit club de Floride en 1967, il est loin de se douter que cette soirée allait changer sa vie et celle de la musique. Foudroyé par cette jeune Canadienne à la voix couvrant les registres de soprano et d’alto, il produit son premier disque chez Reprise, Song to a Seagull, « sans intervenir sur le plan artistique » dira-t ’il. L’album ne deviendra pas un triomphe commercial, mais Joni y pose déjà toutes les fondations de son univers. Et très vite, d’autres artistes se mettent à reprendre ses chansons.
C’est d’ailleurs une reprise de « Both Sides Now », issue de Clouds, par Judy Collins, qui braque définitivement les projecteurs sur elle. La reconnaissance internationale viendra avec Ladies of the Canyon : « Woodstock » (repris par Crosby, Stills, Nash & Young), « The Circle Game » ou encore « Big Yellow Taxi », souvent considérée comme l’une des premières chansons écologistes, qui grimpera dans les charts du monde entier.
Mais c’est avec Blue, en 1971, que Joni atteint la consécration et le statut indiscuté de reine de la folk. Un album aujourd’hui considéré comme un monument absolu de l’histoire de la musique.
L’année suivante, le saxophoniste de jazz Tom Scott, impressionné par sa voix et son écriture, interprète « Woodstock » à la flûte à bec. Joni l’invite sur son nouvel album, For the Roses, où il apporte une coloration jazz qui influencera durablement la suite de sa carrière. À ce jour, elle compte dix-neuf albums, dans lesquels folk et jazz se mêlent avec une élégance rare.
En mars 2015, à 71 ans, elle est victime d’une rupture d’anévrisme. Privée de sa voix, beaucoup pensent alors que le rideau est définitivement tombé. Mais portée par une volonté farouche et par le soutien de Brandi Carlile, elle réapparaît lors du Newport Folk Festival, dans un moment d’une intensité bouleversante. L’album live qui en découle sera couronné d’un Grammy Award en 2024.
Et ce soir au Casino de Paris, Joni était là. Silencieuse, mais présente.
The Songs Of Joni Mitchell est né presque par hasard, sur la scène mythique de la Roundhouse de Londres, l’année dernière. Dans l’interview que Kate Stables nous a accordée, elle raconte cette aventure folle, imaginée comme un hommage collectif plutôt qu’un simple tribute.
Au Casino de Paris, le drapeau est planté. Le spectacle se déroule en deux parties : d’abord nos quatre musiciennes, parfois rejointes par d’autres invités ; puis une seconde moitié largement ouverte à d’autres artistes.
La première à entrer en scène, à vingt heures précises, est Jesca Hoop. Seule avec sa guitare, elle attaque « Morning Morgantown » de Ladies of the Canyon (1970). Un silence tendu parcourt la salle : le public redoute une trahison. Il est vite rassuré. Voix nue, interprétation respectueuse mais jamais figée, touche personnelle juste dosée : tout est là. Puis, rejointe par Richard Sears au piano, elle livre une version habitée de « Amelia » tirée de Hejira (1976).
Le concert est lancé. Sur les 21 chansons jouées, chaque artiste apporte sa couleur, sans jamais forcer l’hommage. Un équilibre fragile, mais tenu avec une sincérité désarmante.
Il y eut bien quelques coupures techniques, parfois un peu longues, malgré le professionnalisme des équipes. L’enregistrement pour ARTE n’y était sans doute pas étranger. Mais dès qu’une voix s’élevait, l’attente s’évaporait.
Parmi les moments forts, difficile d’oublier Kate Stables au dulcimer des Appalaches sur « A Case of You », tirant plus d’une larme dans la salle. Richard Sears impressionnant sur « Goodbye Porkpie Hat » de l’album Mingus (1979). Ou encore Yaël Naïm, bouleversante, sur « Blue », extrait de l’album éponyme (1971).
Au total, sept chansons seront issues de cet album mythique, dont deux interprétées par Marouchka, accompagnée du trio Delgres, pour qui il s’agissait de la première scène. Un moment suspendu, porté par une voix fragile et lumineuse sur « Little Green » et « California », rendues avec une maîtrise technique impressionnante. Sa filiation avec Pascal Danaë, guitariste du groupe, n’y est sans doute pas étrangère.
Durant ces deux heures, une évidence s’impose : l’amour pour Joni Mitchell transcendait la scène, et la communion avec le public faisait le reste. Chaque artiste a su s’approprier ces chansons sans jamais les trahir – un exploit, compte tenu de leur richesse et de leur exigence.
Comme le rappelait Yaël Naïm sur scène, « Joni a toujours tenté de bannir les clichés, que ce soit dans sa musique, ses textes ou son jeu de guitare unique ». C’est précisément ce qui rend son œuvre toujours aussi moderne, et qui explique pourquoi toutes ses héritières rêvent encore de frôler son génie.
Merci à elles d’avoir ravivé la flamme.
Photos: YB
Remerciements à William Piel qui a rendu tout le travail de cult.news possible
Coté disques:
Kate Stables, Jesca Hoop et Lail Arad on sorti un mini CD où elle interpretent des chansons du spectacle. Alors foncez chez votre disquaire indépendant.
Concernat Joni Mitchell, le choix est simple : TOUS. Il vous est conseillé de les écouter chronologiquement.