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Simon Rattle et le LSO livrent une éclatante « Symphonie n° 4 » de Chostakovitch à la Philharmonie de Paris

par Hannah Starman
12.03.2024

Après le Concerto pour violon de Johannes Brahms, qui ouvre le concert avec une interprétation captivante d’Isabelle Faust, la soirée se poursuit avec la Symphonie n° 4 de Chostakovitch. Le chef britannique nous en offre une lecture lumineuse et exubérante, privilégiant la beauté sonore à l’urgence, la tension et la violence qui caractérisent cette œuvre excessive et détraquée, bannie en Union Soviétique pendant 25 ans.

Simon Rattle entre Brahms et Chostakovitch

 

La juxtaposition du Concerto pour violon de Brahms, pièce majeure du répertoire romantique allemand, et de la Symphonie n° 4, acerbe et déconcertante, de Chostakovitch est pour le moins curieuse. Pour obtenir une cohérence entre ces deux œuvres que tout distingue, Simon Rattle mettra l’accélérateur et la puissance dans le Concerto de Brahms, et ralentira et arrondira les angles de la Quatrième, tout en gardant les éclats de puissance démentiels qui réveilleront brusquement un spectateur voisin qui avait l’imprudence de piquer du nez. Ce compromis tout britannique n’est pas dénué d’intérêt car il permet de mettre le feu sous le Concerto et de faire ressortir l’essence mahlérienne de la Quatrième souvent gommée des versions « russes », plus âpres et violentes.

 

Brahms compose le Concerto pour violon durant l’été 1878 à Pörtschach, petite ville autrichienne au bord du lac Wörthersee en Carinthie, pour son ami et violoniste virtuose, Joseph Joachim. Mais lorsque celui-ci ouvre la partition, il la déclare injouable, tellement son exigence technique est vertigineuse. L’un des plus grands violonistes de sa génération et l’ancien élève de Mendelssohn, Joachim demandera pourtant à Brahms quelques modifications avant de créer l’œuvre le 1 janvier 1879 à Leipzig, sous la direction du compositeur. Le Concerto, qui combine la puissance symphonique avec la virtuosité époustouflante du soliste, suit la forme classique du concerto pour violon, avec deux mouvements rapides qui encadrent un mouvement lent.

 

La virtuosité discrète d’Isabelle Faust

 

L’Allegro ma non troppo initial commence par une vaste exposition orchestrale des thèmes que Simon Rattle et le London Symphony Orchestra développent vers une sonorité ample et de forts contrastes rythmiques. Isabelle Faust, vêtue d’une robe aux motifs fleuris et un boléro bleu, fait son entrée énergiquement, voire un peu sèchement, et peine dans un premier temps, à s’imposer face à un orchestre débordant. Le premier échange avec les flûtes se fait clairement au désavantage de la soliste, mais elle secoue rapidement sa « Belle au Bois dormant » (le sobriquet de son Stradivarius de 1704) pour ajuster sa projection et nous offre une suite de sa performance assurée et d’une grande délicatesse. Faust articule les séquences virtuoses et mélodiques avec finesse et conviction et transmet l’émotion résolument et sans la moindre ostentation ou affectation inutile. La cadence de Ferrucio Busoni, que la soliste choisit à la place de la cadence canonique de Joachim, est une splendeur et Faust y déploie toute l’éloquence et la beauté sonore de son instrument.

 

 

Le deuxième mouvement, Adagio, débute par un prélude des vents et une belle mélodie de hautbois, superbement exécuté par le niçois Olivier Stankiewicz, que reprend le violon. Le jeu de Faust y est expressif et sincère. Son legato est superbe, son phrasé aussi imagé que rêveur, sans pourtant céder aux sirènes d’un épanchement lyrique. L’Allegro giocoso, non troppo vivace referme la partition avec la fougue des rythmes tsiganes d’une difficulté technique extrême. La violoniste et l’orchestre exécutent ce rondo bondissant et énergique dans une complicité enveloppante qui séduit définitivement le public. Rappelée sur scène quatre fois, Isabelle Faust jouera le caprice (« La ou le caprice ? » demandera-t-elle au public avec un sourire désarmant, en introduisant le bis) La Consolation de Charles-Auguste de Bériot. Assis derrière les harpes, Sir Simon Rattle écoute avec attention l’exécution parfaite de ce petit bijou qui clôt avec élégance la première partie de la soirée.

 

Symphonie n° 4 : la revanche de Chostakovitch

 

Composée en 1935-6, en pleine période de purges staliniennes, la Symphonie n° 4 subit le sort réservé à Lady Macbeth de Mtensk. Au moment où Staline s’intéresse à l’opéra de Chostakovitch, celui-ci avait été représenté plus de 200 fois en Union soviétique et acclamé par la presse soviétique comme « une évolution majeure dans le théâtre musical soviétique. » Curieux de cet engouement, « le petit père du peuple » assiste à une représentation de Lady Macbeth au Bolchoï, flanqué de Molotov, Mikoyan et Jdanov. Staline et ses sbires quitteront la loge du tsar après le troisième acte.

 

Chostakovitch, plongé dans son travail sur la quatrième symphonie, est saisi d’angoisse. Et pour cause, car le verdict ne se fera pas attendre. Deux jours plus tard, Chostakovitch ouvre la Pravda et y découvre un article intitulé « Du fatras en guise de musique. » Soupçonné d’être écrit par Staline lui-même, l’article anonyme est une condamnation cinglante de Lady Macbeth, décrite comme « remplie de tintamarres, de grincements et de glapissements, » avec des personnages « bestiaux et vulgaires » qui ne peuvent séduire que « les dégénérés. » Le message est sans équivoque : le régime attend une musique simple, optimiste et édifiante pour les masses. Malgré les pressions des autorités, Chostakovitch ne s’est jamais publiquement distancié de Lady Macbeth, comme le régime le lui demandait. Il écrira, vers la fin de sa vie, à son ami Isaac Glikman : « Au lieu de me repentir, j’ai composé ma quatrième symphonie. »

 

 

Clairement, l’éblouissante Symphonie n° 4, pétrie d’excentricités, de violences et d’innovations musicales, n’allait pas plaire aux autorités soviétiques. Néanmoins, Chostakovitch termine son écriture et l’Orchestre philharmonique de Leningrad répétera la n° 4 sous la direction de Fritz Stiedry, le chef autrichien qui s’était réfugié en Union soviétique après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933. La création, initialement prévue pour le 11 décembre 1936, sera annulée le jour même. L’explication officielle, publiée dans le journal local et citée par sa biographe, Laurel Fay, informait le public que « Le compositeur Chostakovitch a demandé à la Philharmonie de Leningrad de retirer sa quatrième symphonie de l’exécution au motif qu’elle ne correspond en rien à ses convictions créatives actuelles et qu’elle représente pour lui une phase dépassée depuis longtemps. » Frappé d’une interdiction tacite pendant 25 ans, la Quatrième n’a été créée qu’en 1961, pendant la période de détente sous Khrouchtchev.

 

Lorsque Kirill Kondrachine et l’Orchestre philharmonique de Moscou exécutent l’œuvre le 30 décembre 1961, l’évènement fait sensation. Le public découvre alors une symphonie colossale, excessive, avec un orchestre gigantesque, une architecture complexe, bref, « une juxtaposition extrêmement abrupte et graphique de noblesse et d’un grotesque effroyablement iconoclaste, » comme l’a décrite un commentateur soviétique contemporain. Mais le public découvre surtout un Chostakovitch rebelle, ironique et dévastateur, complètement en décalage avec l’image de l’artiste soumis au régime que reflète la très convenable partition de la douzième symphonie « L’Année 1917, » créée trois mois plus tôt.

 

LSO cohérent dans une interprétation limpide et contrastée

 

Simon Rattle aborde l’architecture monumentale de la Symphonie n° 4 avec clarté et précision et mène le plus grand orchestre que Chostakovitch ait jamais utilisé – 20 bois, 17 cuivres, une percussion pantagruélique et des cordes en proportion – avec une gestuelle minimaliste et efficace. Le London Symphony Orchestra suit son chef comme un seul homme.

 

Dès les premières mesures du vaste premier mouvement, la formation londonienne nous jette brutalement dans un monde détraqué, froid et mécanique avec des sons métalliques chauffés à blanc et dénués de toute humanité. Certes, le tempo est plus lent que d’habitude, mais ce choix de Rattle fait ressortir des harmonies tortueuses et met en valeur les remarquables performances des solistes (hautbois et basson) sans affaiblir la tension du mouvement. Malgré une certaine rondeur des cordes, les percussions galopantes nous entraînent néanmoins inexorablement dans une déferlante destructrice qui explose dans un fracas des cuivres qui martèlent impitoyablement sur un accord de douze notes, marqué fffff. Plusieurs solos magnifiques ponctuent la deuxième partie du premier mouvement, notamment un solo de violon, superbement exécuté par le premier violon Andrej Power et plusieurs remarquables solos de basson.

 

 

Le bref second mouvement, très mahlérien sous la baguette de Rattle, reprend les thèmes du premier mouvement qui réapparaissent dans la Symphonie n° 5, écrite en 1937, et on retrouvera également la coda vrombissante de castagnettes, du wood-block et du triangle dans sa Quinzième symphonie. Le mouvement se termine avec un sens tout mahlérien de désintégration et de perte de repères.

 

Le troisième mouvement est également plus lent que d’habitude. La marche funèbre d’ouverture, avec un solo poignant de hautbois, progresse vers un allegro vigoureux, mais au lieu d’évoluer vers un finale symphonique classique, il divague vers une série d’épisodes légers, voire fantaisistes, dont deux valses et un galop, exécutés avec l’humour et le flair d’un compositeur de film chevronné. Les crescendos sont ralentis, mais puissants car parfaitement maîtrisés. Lorsque l’orchestre surdimensionné déploie toute sa force dans une explosion de cuivres sur une répétition inlassable d’un même motif rythmique de timbales et de cordes graves, on retient le souffle devant une telle fureur. Le reste du mouvement sera marqué par un jeu fortement contrasté entre des valses vigoureuses plus ou moins mélodieuses, des accélérations menaçantes des cordes et des interventions inattendues et ironiques des flûtes et des piccolos. La symphonie se termine avec une dernière note jouée par le célesta, une sonorité blanche qui disparaît dans le néant, sans résolution ni apaisement.

 

Le London Symphony Orchestra sous la direction de Simon Rattle nous a livré une performance brillante d’une œuvre aussi difficile qu’étrange et le public enthousiaste l’a remercié avec une longue ovation appuyée et incontestablement méritée.

 

Visuels : © Antoine Benoit-Godet/Cheeese et © Marco Borggreve (Isabelle Faust)