Dimanche 28 mai, les musiciens de l’Orchestre national de France nous proposent un programme rarissime et superbement interprété : le « Lebenslauf » (Cours de la vie) d’Alfred Schnittke et la « Symphonie N° 15 » de Dmitri Chostakovitch, arrangée pour une formation de chambre par Viktor Derevianko.
Pour célébrer la descente du Saint-Esprit, la Maison de la radio nous propose un programme recherché qui évoque les questions existentielles, le passage du temps et le sens de la vie. Introduit par Max Dozolme, la matinée démarre sur un morceau d’Alfred Schnittke, écrit pour quatre métronomes, trois percussionnistes et le piano. Schnittke, le successeur de Chostakovitch au sommet de la hiérarchie musicale russe du XXe siècle, laisse une œuvre prolifique, marquée d’une écriture très personnelle, qualifiée de « polystylisme ».
Le Lebenslauf en est une des compositions les plus méconnues et rarement présentée en concert. Créée en 1982 à Witten en Allemagne, le morceau d’une durée de douze minutes, superpose quatre tempos au moyen de quatre métronomes. Le piano joue plus le rôle rythmique que mélodique, en faisant des clusters à intervalles réguliers, alors que les percussions exotiques (crotales, vibraphone, sirène, xylophone, marimba, etc.) comportent des citations évoquant différentes époques », marquant ainsi le passage du temps.
Emmanuel Curt, Florent Jodelet, Gilles Ranticelli aux percussions, François Desforges aux timbales et Franz Michel au piano créent avec acuité des sonorités inquiétantes et oppressantes qui se posent, telle une fine brume toxique, sur un vaste espace de désolation hors du temps. Comme une évidence, le passage d’une vie selon Schnittke évoque l’univers cinématographique d’Andreï Tarkovski. En 1994, Alfred Schnittke, qui a écrit une soixantaine de musiques de film, parmi lesquelles la sublime bande originale pour le film Ascension de Larissa Chepitko, confiera d’ailleurs au critique américain Alex Ross, qu’avec Tarkovski, ils avaient rêvé d’un projet commun, sans jamais avoir eu le temps de le réaliser.
Le rapport au temps, au cinéma et au caractère transitoire et fragile de la vie anime également la Symphonie n° 15 de Dmitri Chostakovitch. David Lynch écrira le scénario de Blue Velvet en écoutant la Quinzième en boucle. Pendant le tournage, les enceintes, installées sur le plateau, diffuseront la dernière symphonie du compositeur pour transmettre l’ambiance que Lynch voulait dans son film. Plus tard, il demandera à Angelo Badalamenti de composer la bande originale qui sonnerait « comme Chostakovitch ».
La Quinzième du Russe sera écrite entre la fin 1970 et début août 1971. Atteint de polio depuis 1968, Chostakovitch est alors traité à la clinique Gavril Ilizarov à Kurgan et il subira son deuxième infarctus le 17 septembre 1971. La création de la Symphonie N° 15 sera reportée au 8 janvier 1972 pour permettre au compositeur d’y assister et de voir son fils, Maxime Chostakovitch, diriger l’Orchestre symphonique de la radio et de la télévision dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou. Bien qu’écrite pour un grand orchestre, cette « méditation sur la mort » avec son florilège de citations, Rossini (l’ouverture de Guillaume Tell), Glinka, Mahler, Wagner (Tristan et Isolde), Rachmaninov (Danses symphoniques) et lui-même (la Septième), sera orchestrée avec parcimonie.
L’écriture chambriste de la symphonie et un large éventail de percussions aux colorations étonnantes amèneront le pianiste Viktor Derevianko à en faire une transcription pour violon, violoncelle, piano et un trio de percussions. Dans la version de Derevianko de la Symphonie n° 15, qui sera validée par Chostakovitch, violon et violoncelle reprennent la partie des cordes de l’opus 141, le piano celle des vents, tandis que le célesta et les percussions restent inchangés et toutes les techniques modernes utilisées par Chostakovitch, comme la frappe du rebord de la caisse claire, l’utilisation des wood-blocks et des castagnettes seront maintenues. La seule symphonie jamais écrite qui ouvre avec un solo de glockenspiel sera créée à l’Institut Gnessine le 23 septembre 1972, sous le numéro 141 bis.
Sans doute la plus profonde et visionnaire de toutes les symphonies de l’après-guerre, la Quinzième est une partition qui pose des questions existentielles, sans pour autant y apporter des réponses, si ce n’est pour entraîner l’auditeur vers un labyrinthe sans issue. Voulant écrire une symphonie « joyeuse », alors qu’il est déjà très malade, Chostakovitch compose une œuvre aussi ironique que sombre, apurée au point d’être désolante, sans jamais perdre de son humour grinçant et de sa terrifiante lucidité.
On ne peut guère imaginer d’interprètes plus entraînants et aptes à transmettre le vertige de la Quinzième que ceux sur le plateau en ce dimanche matin ensoleillé de Pentecôte. Au violon, Sarah Nemtanu alterne une ampleur sonore enveloppante, digne d’une formation de cordes complètes, avec des sursauts aigus et amers, d’une tristesse clownesque qui jaillit d’une intériorité sombre et sublime. « C’est une œuvre qui est rarement jouée car très difficile techniquement », explique le premier violon solo de l’Orchestre national de France, Sarah Nemtanu, à l’issue du concert. « Il y a beaucoup de passages où il faut faire attention aux équilibres entre le violon, le violoncelle et les percussions. Comme il n’y a pas de chef d’orchestre, on peut choisir assez librement les tempos, mais il y a aussi une petite frustration au niveau du volume car les cuivres manquent. »
On ne s’en est pas aperçu, tellement la complicité entre Sarah Nemtanu au violon, Raphaël Perraud au violoncelle et Franz Michel au piano créent l’ambiance d’une fête éperdue au milieu d’une guerre, où tout est grave et rien n’est sérieux. La présence de percussions en formation complète est une merveille que l’équipe constituée par Emmanuel Curt, Florent Jodelet, Gilles Ranticelli et François Desforges exploite avec force et humour.
Une matinée exceptionnelle qui nous ferait presque croire au Saint-Esprit !
Crédit photo : couverture du programme