Samuel Hasselhorn sort en ce début d’été un enregistrement magistral, sombre et passionné, confirmant qu’il est l’une des plus belles voix de baryton actuelles, au service d’une interprétation personnelle, fascinante, du Lied allemand.
Recueil de superbes extraits des plus bouleversantes compositions de Gustav Mahler et de bien d’autres pièces romantiques allemandes post-wagnériennes, que nous apprécions tout particulièrement, interprété de voix de maître sous la direction musicale de Łukasz Borowicz, ce CD est l’un des « must » de l’année, à se procurer d’urgence.
Outre le talent du baryton, sa technique précise au service d’une interprétation inspirée et musicalement très intelligente, ces poèmes pour voix et orchestre, exigent une très grande osmose entre le chanteur et les instrumentistes qui ont leur rôle en tant que solistes comme en formation complète. Et l’on est comblé par le dynamisme, les couleurs, l’élan de l’orchestre philharmonique de Poznan.
Entre effroi, fureur, fascination morbide, désir de quitter le monde, douceur et violence, le répertoire couvre tous ces sentiments expressionnistes d’un monde germanique en proie aux lendemains incertains d’un monde finissant.
L’écoute s’ouvre sur un martial « Revelge » (Réveil), le septième poème du cycle de Mahler, Des Knaben Wunderhorn (le Cor enchanté de l’enfant), orchestration fabuleuse de précision et interprétation déchirante de l’artiste. Beau choix que d’introduire en quelque sorte, ces Lieder qui dérangent, par ce rappel de la mort des soldats au combat et qui s’achève par « Des Morgen stehen da die Gebeine/In Reih und Glied sie stehn wie Leichensteine » (Le matin ils se tiennent là les corps/en rangs et en files comme des pierres tombales). Car avant de célébrer la résurrection avec le Lied du même recueil qui donne son titre à l’album, Samuel Hasselhorn chante la mort.
Avec hargne, avec tristesse, avec désespoir, rien n’est serein dans cette belle incarnation heurtée, rocailleuse parfois, infiniment émouvante toujours, qui passe sans problème du style opératique flamboyant à l’intimité susurrée en voix de tête.
Et nous avons été particulièrement émus par ce deuxième titre, glané dans l’œuvre sous-estimée de Engelbert Humperdinck, connu surtout pour son Hansel und Gretel mais qui a composé beaucoup d’autres chefs-d’œuvre, dont ces Königskinder. Le déchirant « Verdorben! Gestorben ! » se situe au final de l’acte 3 de ce magnifique opéra : les enfants du Roi sont morts empoisonnés après une longue agonie, leurs corps sont recouverts de neige et le ménestrel découvre, atterré, désespéré, l’innocence assassinée.
Comme Mahler, Humperdinck construit une orchestration d’une très grande richesse, cors et cuivres en majesté, cordes glissant de sourdes mélodies, et accompagnant une voix nécessairement ductile et souple, capable de grandes montées en force mais aussi de beaucoup de douceur, marquant la découverte, la tristesse, l’indignation devant ce gâchis.
Et rien de plus logique pour rester dans le même sombre répertoire de ces compositeurs souvent interdits d’activités musicales sous le nazisme, que de choisir ensuite un extrait de Die Tote Stadt de Korngold, le mélancolique « Mein Sehnen, mein Wähnen », le Tanzlied de Pierrot, (Mon désir, mon rêve), l’un des moments les plus lyriques de cette œuvre, où Samuelhorn montre son talent à passer aisément de la violence heurtée à la berceuse dansante.
L’accompagnement musical dominé par les cuivres et les bois sonne en échos tourmentés entourant le beau timbre de bronze du baryton.
Et pour poursuivre son périple à travers la riche période du post-wagnérisme, Hasselhorn visite tour à tour Alexander von Zemlinsky avec « Der alte Garden » (le vieux jardin) et le poignant et bouleversant « Auf ein Soldatengrab » (sur la tombe d’un soldat) de Walter Braunfels, exaltant tout à la fois la grandeur d’un destin et l’horreur de la mort dans un chant là aussi magnifiquement accompagné par l’orchestre dont le rôle est bien plus que celui d’un accompagnement, puisque ces chants ont été écrits pour voix et orchestre. Et l’on songe à ces artistes exceptionnels que furent Korngold et Braunfels qui connurent une brève période de gloire dans les années vingts avant d’être contraints à l’exil par le nazisme sans pouvoir poursuivre leur brillante et si prometteuse carrière.
Le destin du du compositeur allemand Hans Pfitzner est à l’opposé puisque ce dernier se livra à des diatribes antisémites et fut un soutien sans faille du régime nazi. Il est l’auteur de l’étonnant « Herr Oluf » (ou La Fille du Roi des aulnes), ballade pour baryton et orchestre composé en 1891. Le texte a été écrit par Johann Gottfried Harder et déjà été mis en musique en 1824 par Carl Loewe. Véritable petite pièce virtuose et inventive à deux voix, ce Lied donne lieu à une interprétation contrastée en forme de dialogue où Hasselhorn change de voix et de style pour incarner tour à tour les expressions sévères du Roi des Aulnes puis la douceur menue de sa fille, fragile et délicate.
Même si l’on est un peu interloqué par le choix suivant, celui du sinistre dialogue entre Wozzeck et Marie (Julia Grüter) dans l’opéra d’Alban Berg, qui semble constituer une rupture avec l’unité de style des Lieder de l’album, on ne peut que féliciter la réalisation là aussi exceptionnelle de cet étrange « jeu » à trois, les instruments étant très largement sollicités pour exprimer de manière pleine et entière, le drame qui se noue alors et qui se termine par le cri glaçant de Marie assassinée. Hasselhorn prouve en tous cas son adéquation à ce difficile Sprechgesang (parlé chanté), qui change de style et de tonalité en permanence pour exprimer la folie qui s’est emparée de l’esprit torturé de Wozzeck.
Puis l’on revient à Mahler, le maître de cette école de la Mitteleuropa, de cette richesse musicale phénoménale qui se brisa sur la montée du nazisme, et qui annonçait déjà une angoisse existentielle face à la montée des périls en cours dans cette civilisation brillante et inventive. Il s’agit du Mahler des Rückert-Lieder (1901), cette fois, avec « Um Mitternacht » (A minuit) : le poète regarde le ciel, aucune étoile ne lui sourit. Les longues phrases musicales avec de très belles montées vers les aigus de Samuel Hasselhorn font merveille pour exprimer cette infinie tristesse qui émane de Mahler quand il compose ce cycle. Et le legato souverain du baryton est bouleversant.
Outre ce Lied mélancolique du cycle des Rückert-Lieder composé pour Alma, Hasselhorn nous interprète ce formidable opus qui donne son titre à l’album, « Urlicht » (Lumière primitive – 1893), l’un des titres des Knaben Wunderhorn mais qui est devenu également le fameux quatrième mouvement de la symphonie Résurrection. Le baryton peut à loisir varier son interprétation depuis les notes presque susurrées en mezzo voce jusqu’aux éclats solennels du « Ich will wieder zu Gott », l’ensemble magnifiquement prosodié, les sonorités germaniques étant partie prenante de la beauté de l’œuvre. Mahler voulait que le chant soit celui d’une contralto qui s’exprimerait comme « un enfant au paradis ». Et il faut reconnaître à Hasselhorn que si sa voix sonne un peu sombre et grave, il a parfaitement saisi le sens spirituel de cette petite merveille de sobriété et de gravité.
Et l’album s’achève par un retour aux Rückert Lieder avec « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (je suis perdu pour le monde), sorte d’adieu résigné au monde dans lequel le poète a trop « perdu de temps », exil volontaire loin des humains. Un très beau final où s’exprime avec retenue et intensité, le talent de ce baryton qui nous avait séduit en octobre dernier salle Cortot à Paris, lors d’un émouvant et passionné récital de Lieder autour du célèbre cycle de Schubert, Die Schöne Müllerin qu’il a d’ailleurs gravé sur CD. Samuel Hasselhorn a déjà parcouru au disque, Schumann et Schubert, avec accompagnement piano, et nous offre à présent d’autres choix fort intéressants et passionnément interprétés.
On regrette que l’enregistrement soit un peu « court » avec ses dix morceaux durant un peu moins d’une heure au total et l’on espère entendre très rapidement le baryton en récital où il a l’aisance des grands.
Samuel Hasselhorn, baryton
Julia Grüter, soprano (pour Wozzeck)
Les Rossignols de Poznań (Chœur de garçons du Philharmonique de Poznań)
Orchestre Philharmonique de Poznań ; direction musicale : Łukasz Borowicz
Durée : 56’10’’
Enregistré en août-septembre 2023 ; Adam Mickiewicz University Auditorium, Poznań (Pologne)
Direction artistique, montage et mixage : Philipp Nedel ; prise de son : Matthias Erb
Parution : juin 2024