Ce 12 juillet sur la Scène du Lac, après une prestation déplorable d’Yseult en ouverture, Grace Jones, la muse de Warhol et la Bond girl, galvanise le public montreusien avec son énergie, sa diablerie, sa voix rauque et son corps sculptural. Une soirée d’anthologie !
Ceux qui avaient découvert la chanteuse française Yseult aux Jeux Olympiques de Paris – où elle a magistralement interprété My Way pour le bouquet final de la clôture – avaient été avertis. Car dès son entrée sur scène Yseult nous prévient : « Ça doit vous faire bizarre de me voir comme ça. J’ai évolué ». En effet. A peine vêtue, en filet résille et des ceintures à clous, elle semble vouloir incarner une domina BDSM, défendre une image corporelle positive et se confier au public.
Plus qu’un concert, la prestation d’Yseult est un spectacle décousu et de mauvais goût, pétri de bavardages inutiles, en plus d’une bande son apparemment défectueuse. Yseult ouvre le concert avec Fuck me de son dernier album Mental. Simulant la fellation, la pénétration et l’extase, elle ronchonne : « Je vais vous expliquer un truc, Montreux… ». Pendant la deuxième chanson, elle interpelle un membre du public : « Tu t’appelles comment ? Il est super, Olivier et il va s’amuser maintenant, sa femme n’est pas là, elle est derrière ».
Une autre « petite histoire » avant de passer à la chanson suivante : « Je voulais un projet qui reflète le fin fond de ma personnalité. J’avais besoin d’extérioriser toute cette noirceur, cette incompréhension. J’avais besoin de me sentir vivante ». Et quelques selfies vidéo plus tard : « Merci parce que vous ne me jugez pas. Je doute beaucoup de moi. Il fallait me voir dans ma loge ». Les fans la rassurent en hurlant : «T’es belle ! On t’aime ! ». On a droit à MTV et Trance avant une nouvelle interruption.
Sa bande préenregistrée est visiblement mal au point : le son est trop fort et après un passage particulièrement violent, Yseult arrête le show pour que l’on remplace son casque. « Depuis le début du concert, je chante sans m’entendre », explique-t-elle. Hélas, ce n’est pas pour autant qu’elle se mettra à chanter. Après Gasolina, elle découvre quatre filles dans la première rangée et s’emballe aussitôt : « J’adore ces filles. Vous quatre, je vous veux à l’Olympia. Vous êtes trop cute, les meufs. Carré VIP, répétitions, tout ! Vous viendrez, eh ?»
Elle envoie une membre du staff pour prendre leurs coordonnées, fait des selfies avec chacune d’entre elles, se filme avec les quatre téléphones. L’irritation monte dans le public délaissé. Yseult chante une dernière chanson, Suicide – « ma chanson préférée » – avant de remercier ses fans et rappeler aux quatre filles de la retrouver à l’Olympia. Le public qui est venu pour écouter de la musique ne semblait pas beaucoup compter dans cet entre-soi inadapté pour une scène aussi prestigieuse et ouverte que la Scène du Lac du Montreux Jazz.
Le changement de plateau effectué, le public attend avec impatience la star de la soirée : la diva jamaïcaine, connue pour ses excès, sa radicalité et ses transgressions. A 22h16, le public local commence à s’impatienter : « Elle oublie qu’elle est en Suisse », ronronne dans sa bière une dame qui a visiblement envie de danser. Comme si l’intendance l’avait entendue, les rideaux s’ouvrent pour révéler une figure immobile installée sur un trône surdimensionné rouge. Coiffée d’un masque doré en forme de tête de mort et habillée en complet croisé, Grace Jones ouvre le show avec Nightclubbing, la reprise décadente de la chanson d’Iggy Pop et David Bowie qui semble avoir été écrite pour elle.
Elle enchaîne avec Private Life, son grand tube de 1980. Sa chorégraphie est travaillée et fraîche. Tout comme Nina Hagen, Grace Jones est un personnage construit à partir d’un univers artistique authentique et original. Sa voix grave est étoffée et sombre, comme le rugissement paresseux d’un lion rassasié. Elle enlève le masque et sourit de ses impeccables dents blanches : « Montreux, je vous ai manqué ? » Le public hurle son enthousiasme.
Grace Jones change de costumes, d’accessoires (« Sorry, mais je suis une fashionista ») ou de décors pour créer une ambiance particulière pour chaque chanson. Pour Demolition, elle échange son masque contre une casquette et un verre de rouge (qu’elle avale d’un trait) et s’équipe de deux cymbales sur pied. Sur l’écran au fond de la scène, les images d’explosion et de feu accompagnent ses coups musclés sur les cymbales.
A 77 ans, Grace Jones déploie une puissance et une rage phénoménales, mais surtout un humour grinçant et auto-dérisoire. Avec un sourire malicieux elle agite sa main gantée : « Je me suis cassé le pouce. Maintenant j’ai vraiment envie de battre quelqu’un. Y a-t-il des volontaires ? » Pour Jamaican Guy, elle se couvre d’une perruque rasta jusqu’aux fesses. Elle enlève sa veste, révélant ses bras musclés et s’affale sur son trône de carton-pâte, alors que les longues tresses recouvrent son visage.
Elle enchaîne avec Libertango en borsalino et écharpe rouge et introduit The Key : « Je vais vous chanter une nouvelle chanson qui sort sur mon nouvel album, si j’arrive à me rappeler ce putain de texte ». Arborant un superbe masque de diable, elle chante William’s Blood et descend son verre de rouge comme d’autres boivent de l’eau. Quittant la scène, elle grommelle dans le micro : « Où est ma boîte à chapeau ? Oh shit. Pardon, merde. Où est ma putain de jupe ? » « Enlève ton pantalon ! » crie une spectatrice.
Agenouillée devant son trône et gardant (pour l’instant) son pantalon, Grace Jones sirote son Bordeaux, chante Love Is the Drug et annonce qu’après le concert, elle compte faire une vrai after-party. « J’ai tellement fait la fête que c’est un miracle que je sois encore en vie », elle s’exclame. C’est pourquoi j’ai mon trône. Il faut bien que je me ménage ». Mathieu Jaton, le directeur du Montreux Jazz, confirmera plus tard que « Grace Jones est restée cinq jours à Montreux et s’y s’était bien amusée ».
Bien entendu, Grace Jones finira par enlever son pantalon et terminera le tube Pull Up to the Bumper en body noir et un couvre-chef rouge en forme de coquillage. Les jambes enfilées autour du cou d’un agent de sécurité elle s’offrira un bain de foule sur ses épaules. Après un baiser bien mérité au sherpa, la diva énergique annonce : « Je ne veux pas rentrer à la maison » et conclut le concert avec Slave to the Rythm en faisant tourner un cerceau scintillant autour de sa taille pendant quinze minutes. Superbe, piquante et virile, Grace Jones lance un dernier sourire carnassier à la foule et se retire, tel un fauve qui part à la chasse.
Visuels : © MJF / Marc Ducrest, Lionel Flusin, Thea Moser