Entre fascination hypnotique et ennui visuel faussement conceptuel, Another Look at Harmony divise. À la Cité de la Musique, Les Métaboles et Léo Warynski tranchent nettement en faveur d’une expérience musicale intense, rigoureuse et habitée, sans parvenir à faire oublier une scénographie visuelle plus que discutable.
Il faut une sacrée dose de sang-froid pour affronter Another Look at Harmony de Philip Glass. Tout comme les autres œuvres du compositeur, la partition est répétitive jusqu’à l’obsession, hypnotique jusqu’au vertige. A écouter attentivement le public parler à la sortie de la salle des concerts de la Cité de la Musique, deux options se dessinaient. Pour les un.e.s c’est une forme de transe collective, un instant suspendu dans la contemplation intérieure, l’écoute attentive. Pour les autres, l’oeuvre est une source d’ennui poli des grandes soirées conceptuelles. Selon nous, Les Métaboles ont permis que l’emporte surtout la première option, avec une autorité affirmée, une fausse simplicité quasi insolente.
Le concert s’ouvre par une oeuvre a capella d’ Andrea Basili Canon ad unisonum. Conçue pour seize voix la partition est une invitation à entrer dans une écoute tout à la fois sensible et attentive, attentionnée. Les membres des Métaboles, entre l’un.e après l’autre, vêtu.e d’une longue chasuble se déclinant du noir au blanc. Chaque voix a quelques notes en solo puis rejoint l’ensemble. Le chœur impressionne d’emblée par sa cohésion et sa précision millimétrée. La voix de Philip Glass résonne alors expliquant en français son amour de la musique dite classique. C’est alors que débute l’oeuvre centrale de la soirée, Another Look at Harmony.
Ici, rien n’est laissé au hasard : chaque attaque est nette, chaque reprise parfaitement calibrée, chaque micro-variation de dynamique savamment dosée. La direction du chef du Léo Warynski impose d’emblée l’admiration. Glass exige une endurance presque athlétique aussi bien pour qui chante que pour qui écoute. Et Les Métaboles répondent présent.e.s, transformant la répétition du texte (le nom des notes la plupart du temps) en matière vivante. On sent, en soi, physiquement, les infimes variations d’intensité, chaque dièse, chaque bémol. Ce qui pourrait n’être qu’un tapis sonore devient une architecture mouvante, presque organique. On ne subit pas la musique, on est happé.e.s par elle.
Il y a surtout cette énergie collective rare, cette sensation que le chœur ne se contente pas d’exécuter la partition mais la porte, la défend, la revendique. À certains moments, la polyphonie devient incantatoire, presque rituelle. On pense à une liturgie minimaliste, où chaque voix serait une pierre ajoutée à un édifice sonore aussi fragile qu’implacable.
C’est beau, puissant, et diablement maîtrisé.
À l’orgue, la performance de Yoan Héreau , est du même niveau d’exigence. L’organiste impose une présence à la fois discrète et essentielle. Dans la pénombre, il respire au même tempo que le choeur. Jamais démonstratif, jamais écrasant, il agit comme une colonne vertébrale sonore, soutenant l’ensemble avec une intelligence musicale remarquable. Son jeu donne de la profondeur au flux répétitif, ouvre des espaces, installe des respirations. Il réussit ce tour de force : rester dans l’ombre tout en étant indispensable. On imagine mal, semble-t-il, le talent, la maîtrise qu’il faut pour jouer cette avalanche de notes répétitives sans jamais faillir. Une vraie leçon de musicalité humble et essentielle.
Au dessus du choeur, trois écrans circulaires. Dès le début des images y sont projetées, parfois en monochromie, parfois mouvantes. Ces images projetées semblent avoir été convoquées pour “accompagner” la musique, nous accompagner à la méditation induite par la musique. , mais elles finissent surtout par la parasiter. On devine une intention, cosmique, abstraite, mais le résultat oscille dangereusement entre fond d’écran d’ordinateur et installation d’art numérique pour artistes débutant.e.s. Des formes, des cercles, des mouvements lents…, comme si l’on craignait que le moindre sursaut visuel vienne troubler la sacro-sainte répétition.
Ces images n’éclairent rien, ne prolongent rien, ne dialoguent jamais réellement avec la musique, elles l’illustrent parfois mais de manière naïve, sans distance. Elles sont là, simplement, comme un commentaire visuel plaqué sur une œuvre qui se suffit amplement à elle-même. On en vient même à se demander si elles n’ont pas été ajoutées pour rassurer un public supposément incapable de rester concentré sans stimulation visuelle continue. Quand sur les trois cercles sont projetées des couleurs uniques qui semblent vibrer, la proposition fonctionne, certes, mais trop peu longuement. On imagine à quel point les trois artistes à la conception visuelle ont voulu que l’on voie la musique, que l’on entende les couleurs. Mais au fur et à mesure du concert, les images se font mouvantes, illustratives (de quoi, on ne sait toujours pas). On devine des visages, des méduses…Les images tournent sur elles-mêmes. On a du mal à ne pas penser à un écran, à des tests pour découvrir tout ce que l’on peut faire avec de l’image numérique. On ne serait pas si exaspéré, si cette création ne venait pas perturber notre lien à l’œuvre.
Le contraste est cruel : d’un côté, une interprétation musicale d’une exigence et d’une intensité rares ; de l’autre, une scénographie qui semble hésiter entre la décoration et le gadget conceptuel. Là où Glass et Les Métaboles construisent une expérience du temps, les vidéos donnent surtout envie de fermer les yeux — ce qui, paradoxalement, améliore nettement le concert. Concert qui se termine par un très beau bis Sleepde Eric Withacre. Notons ici que le chef de chœur assume en s’amusant de ne pas donner au public le nom du compositeur en disant que « les spécialistes eux reconnaîtront ». L’entre-soi a de beaux jours devant lui…
Au final, Another Look at Harmony s’impose comme une grande réussite musicale, portée par un chœur exceptionnel et un organiste d’une précision remarquable. Mais la soirée rappelle aussi une vérité simple : quand la musique atteint un tel niveau de concentration et de beauté, il vaudrait parfois mieux lui faire confiance, et éteindre l’écran.
© Vasil Tasevski