Avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre, une distribution étoilée et l’orchestre de l’Opéra de Vienne sous la direction de Philippe Jordan, l’intégrale audio de Parsifal, qui sort en ce début de mois de mars sous le label Sony Classical, comblera tous les mélomanes à la recherche de performances musicales et vocales exceptionnelles.
Si Sony nous propose la version audio en quelque sorte, celle-ci reste étroitement liée à la représentation unique où elle a été captée. En effet, en 2021, l’Opéra de Vienne monte Parsifal dans une mise en scène de Kiril Serebrennikov, alors assigné à résidence à Moscou par le pouvoir poutinien. Le cinéaste russe s’inspire de cette sorte d’emprisonnement dont il est victime, pour illustrer le magnifique « festival scénique sacré » (Ein Bühnenweihfestspiel en allemand), dernière œuvre de Richard Wagner, la plus aboutie, la plus achevée, la plus mystérieuse et la plus mystique. Montsalvat, le château des gardiens du Graal, est transposé dans un camp d’internement, où les prisonniers sont les chevaliers, tandis que le domaine maléfique de Klingsor, se situe dans les bureaux d’une agence de publicité. Mais là n’était pas l’essentiel dans la proposition de Serebrennikov : il s’agissait surtout d’imaginer un Parsifal vieillissant se rappelant de son incroyable épopée d’alors et pour ce faire, le personnage central était dédoublé : un jeune acteur mimait les aventures passées, celles des actes 1 et 2 et le chanteur, en permanence sur scène, se remémorait les épisodes et n’incarnait directement son rôle qu’à l’acte 3 qui se déroule des années plus tard. Serebrennikov avait, de surcroit, prévu une utilisation très astucieuse de vidéos retraçant maints aspects du périple de l’élu, dont son long voyage errant pour rentrer à Montsalvat après sa conquête de la lance.
Les nombreuses photos qui illustrent le très bel album de Sony Classical, témoignent de cette belle production, que personne n’a pu voir en salle, avec la distribution de luxe de cette représentation, du fait des restrictions COVID d’alors, mais qui a été captée par Arte et retransmise en direct.
Il n’avait échappé à personne pour autant, que la qualité exceptionnelle de la distribution réunie autour de l’orchestre de l’opéra d’état de Vienne, méritait tous les éloges quelles que soient les diverses opinions qui s’étaient exprimées à propos de la mise en scène.
Et la sortie de ce CD, confectionné à partir d’une répétition générale et de cette unique « Première », confirme cette qualité extrême qui ne tient pas qu’aux magnifiques voix ainsi regroupées, mais aussi au sens du récit wagnérien qu’elles possèdent toutes et qui donnent tellement de sens au fait de devoir « se contenter » de l’écoute.
L’orchestre de l’Opéra d’état de Vienne, dirigé par Philippe Jordan, a ces œuvres wagnériennes suprêmes dans son ADN, et si son directeur musical est lui-même rompu à l’exercice, il est clair que les instrumentistes donnent leur meilleur autour de cette partition de rêve, accompagnant les chanteurs avec une précision millimétrée sans donner l’impression pour autant de leur faciliter la tâche. On parlera plutôt de cette osmose entre voix et instruments qui est l’une des marques de fabrique de Wagner, particulièrement bien servie dans cet opus. Sans atteindre les sommets de contrastes et de tensions d’un Kiril Petrenko dirigeant l’orchestre de l’Opéra de Bavière avec le même Parsifal, Philippe Jordan donne une belle version du chef-d’œuvre de Wagner.
Tous les artistes sont de très haut niveau, possédant une technique sans faille, un souffle inépuisable, une grande souplesse vocale et une ligne de chant modulable, leur permettant d’exprimer tout autant les spécificités de leurs personnages que de rendre compte des émotions, des sentiments, des évolutions de chacun.
Il suffit d’écouter le Vospiel qui introduit l’acte 1 suivi du récit de Gurnemanz pour savoir immédiatement que l’on tient là une lecture idéale de la beauté wagnérienne, chaque phrase chantée par un Georg Zeppenfeld transfiguré par son rôle, est littéralement portée par les cordes, ses crescendos, ses intonations, les couleurs de son chant, sont suivis des thèmes orchestraux de l’acte 1 qui se déploient avec les mêmes nuances. Soyeux des cordes, douceur des cuivres, insistance de l’ensemble des instruments pour donner cette étrange impression très obsessionnelle qui rend tout auditeur attentif, addict à Parsifal. La basse allemande est actuellement sans doute l’un des meilleurs interprètes du rôle le plus long, celui de Gurnemanz. Il lui confère sa part de bienveillance et d’humanité, de sa voix chaude et grave, il est tout à la fois héroïque et rassurant, le chef et le père, et personne ne dit aussi bien que lui, avec autant de nuances, le fameux « Durch Mitleid wissend/ der reine Tor/harre sein/den ich erkor » où il est question de cette fameuse compassion et d’innocent au cœur pur. L’acte 3 le retrouve également à son meilleur, dans ses échanges magnifiques avec Parsifal.
Le Parsifal de Jonas Kaufmann est, lui aussi, unique et inoubliable. Depuis ses débuts au MET dans ce rôle, il n’a cessé de l’approfondir, imposant avec toujours plus de subtilités, la véritable construction d’un personnage, d’abord naïf et ignorant, puis séduit par Kundry sur l’ordre du maléfique Klingsor, et qui résistera finalement pour sauver le monde. S’il finit comme héros glorieux avec ce splendide « Enthullet den Graal, öffnet den Schrein », il a un long chemin à parcourir pour atteindre la plénitude. Le ténor a l’art de nous faire vivre ce véritable parcours initiatique en incarnant son personnage et en multipliant les nuances, les crescendos, les notes longuement tenues, les murmures soudains qui succèdent aux « forte », valorisant chacune des inflexions de son chant et donnant une interprétation particulièrement intelligente et, qui par bien des aspects, sort des sentiers battus. Le timbre s’est encore assombri tout en restant souverain dans les aigus et sa métamorphose de l’acte 2, marquée par le célèbre « Amfortas die Wunde », quand il comprend sa mission et s’arrache à la volupté de Kundry, est si violente, si nette, si abrupte, qu’elle marque d’un indélébile sceau, le moment le plus « climax » de l’œuvre.
Si la voix de Wolfgang Koch accuse désormais quelques menues scories, le baryton sait très bien se servir de ces quelques raucités pour rendre son Klingsor particulièrement « méchant » et sa haine et sa colère sont superbement exprimées là aussi par un wagnérien confirmé. Son « Herauf! Herauf! Zu mir!/Dein Meister ruft dich, Namenlose » sonne un rien vulgaire comme doit l’être celui qui a choisi le côté obscur de la force en renonçant à toute tentation. Dominant la première partie de l’acte 2, il rend très bien compte de la rupture de style qu’adopte alors Wagner en comparaison avec les longues phrases musicales des récits de l’acte 1 et de l’acte 3.
Reste dans cette distribution étoilée à parler des deux « nouveaux ». Car l’enregistrement nous offre aussi le luxe de deux magistrales prises de rôle : celle d’Elīna Garanča en Kundry et celle de Ludovic Tézier en Amfortas.
L’un et l’autre n’ont que peu chanté Wagner. Ludovic Tézier n’avait précédemment interprété que le Wolfram de Tannhäuser. Il se destine désormais, après cette expérience totalement concluante, à l’un des rêves de tout baryton qui possède sa technique, le rôle suprême de Wotan. Il devrait l’incarner dans le futur Ring à l’Opéra de Paris dont le premier épisode aura lieu lors de la prochaine saison. Il est un Amfortas qui exprime sa perpétuelle souffrance en passant de la colère à la résignation avec une très grande force évocatrice. Sa présence est intense dès son « Nein! Lass ihn unhenthüllt ! Oh ! Dass keiner, keiner diese Qual ermisst ». La voix, exercée aux rôles verdiens spinto, s’est élargie tandis qu’il garde son sublime legato et le met au service du récit wagnérien avec énormément de talent.
Quant à Elīna Garanča, elle est stupéfiante dans son incarnation, semblant littéralement se promener dans ce rôle difficile, aigus ronds et colorés jamais criés, timbre opulent et beauté des phrases musicales, des notes tenues et des acrobatiques écarts du rôle comme des cris de bête, des pianis de rêve, toutes ces nuances qui ne sont permises qu’aux très grands chanteurs et que nous offre l’ensemble de cette distribution. Les échanges entre Garança et Kaufmann à l’acte 2 quand elle lui narre ses origines et tente de le séduire, sont par exemple, un des « musts » de l’enregistrement (« Ich sah das Kind an seiner Mutter Brust »).
On ne compte pas, à l’écoute et à la réécoute, le nombre de passages divins qu’on a rarement entendus aussi bien « dits ». Car outre leurs très beaux timbres et leur capacité à nuancer, tous ces chanteurs offrent une prosodie parfaite de l’allemand et on sait à quel point le « verbe » wagnérien a du sens.
Tout « bruit » parasite lié à la mise en scène, puisqu’il s’agit d’une performance « live » a été supprimé de la bande-son et l’absence de public a certainement facilité ce travail qui apparente le produit à une version studio. Une telle perfection ne peut d’ailleurs être obtenue en direct que par des chanteurs de ce niveau et de cette expérience.
N’oublions pas ce qui fait souvent la qualité des maisons d’opéra dotées de troupes de chanteurs solistes : les rôles secondaires parmi lesquels ont citera tout particulièrement le beau Titurel de Stefan Cerny, les belles voix des filles-fleurs, des « Ritter », des « Knaben ». Si l’on ajoute la beauté et la puissance du Chœur de l’Opéra de Vienne, on est comblé.
L’entreprise est assez audacieuse puisque le marketing privilégie la sortie de DVD issus de simples captations vidéo en direct dans les salles qui organisent de nombreux streamings. Le simple audio d’intégrales de grandes œuvres d’opéra, jadis très courant, est désormais assez rare. Il faut de grands noms de stars tels Jonas Kaufmann pour « vendre » le produit à coup sûr. Félicitons-nous que celui-ci soit aussi parfaitement réussi et musicalement excitant !
CD Sony classical, Wiener Staatsoper
Sortie : le 1er mars 2024
Durée : 43 morceaux, 4 heures
Photos : © Michael Poehn