L’opéra de Francfort reprend pour sept représentations, la production d‘Aïda de Lydia Steier, créée en décembre 2023. Si les choix de la metteuse en scène ne nous ont guère convaincus, nous avons largement apprécié la réalisation musicale de premier plan d’un opéra dont les airs, trop connus, sont parfois galvaudés.
À l’occasion du décès du metteur en scène Hans Neuenfels, l’un des pionniers de ce qu’il est convenu de nommer le « Regie-theater », la presse généraliste et spécialisée a rappelé qu’il s’était d’abord fait connaître, dès 1980, avec un Aïda considéré comme scandaleux à l’Opéra de Francfort. Il eut l’occasion ensuite de faire souvent parler de lui – avec Lohengrin à Bayreuth ou la Chauve-Souris à Salzbourg – et l’on retiendra d’ailleurs les images fortes qu’il a suscitées, souvent incomprises lors des Premières avant d’être finalement considérées comme des « classiques » ; les dernières séances de Lohengrin, cinq ans après sa création, ont été ovationnées.
En Allemagne on souligne le fait que cette production était source de polémique, mais aussi de fierté pour la ville en ce sens qu’elle était novatrice et dessinait un nouveau cours pour l’opéra. On rappelle, au passage, que la plupart des œuvres lyriques ont été composées le plus souvent en réponse à l’actualité politique et historique du moment. La poussière accumulée depuis, se devait d’être retirée pour que l’on retrouve le sens originel et la puissance des thèmes abordés.
Lydia Steier, en proposant une nouvelle mise en scène pour cette Aïda, succédait donc à Francfort, à une légende récemment disparue. Elle avait déjà illustré le chef d’œuvre de Verdi à Heidelberg en 2011 sous la direction de Cornelius Meister, et son interprétation avait défrayé la chronique du fait d’un parti pris très négatif et particulièrement sombre.
Pour cette nouvelle commande de l’Opéra de Francfort, elle reprenait nombre des thèmes alors choisis, notamment celui d’un monde fermé auto-protégé où une horde de vieillards plus ou moins impotents exploite des employés et les envoie à la guerre, sacrifiant les jeunes gens à leurs désirs de puissance. Lydia Steier s’oppose radicalement au fait que la guerre soit illustrée par les chants patriotiques d’honneur, de gloire et de victoire, ceux des deux premiers actes d’Aïda. Elle ajoute en particulier, un intermède sonore de bruitages de bombardements, très réaliste et presque assourdissant qui accompagne le départ de Radamès au combat, rideau fermé, salle plongée dans le noir. Le seul aspect romantique de sa mise en scène très sombre et très violente, réside dans la projection d’images d’ondes qui se superposent au décor , à partir de l’acte du Nil, et évoquant la douceur du Nil contrastant (malheureusement assez faiblement) avec les horreurs de la guerre.
Sa scénographie lui a valu le prix de « metteur en scène de l’année » des Oper Award 2024. Elle est incontestablement spectaculaire et foisonnante mais, lors de la reprise ce 10 novembre, elle ne nous a pas du tout convaincus même si la représentation était très réussie et a rencontré un énorme succès, du fait d’une très belle interprétation musicale.
Comme pour sa Salomé – créée en 2022 à l’opéra Bastille à Paris – Lydia Steier prend beaucoup de liberté avec le livret. Dans Salomé, il lui paraissait inconcevable de représenter une femme prédatrice, elle en faisait donc une victime, alors que Salomé est – dans le récit fortement misogyne de la Bible d’abord – une héroïne cruelle et fatale aux hommes, ce que l’opéra de Strauss ne remet nullement en cause.
Dans Aida, elle déclare vouloir d’abord dénoncer les mécanismes de la guerre. Aïda devra donc « coller » étroitement à son point de vue politique (que l’on ne conteste pas ici, ce n’est pas le sujet).
C’est d’autant plus problématique, que Verdi donnait un sens caché à son Aïda, que tout le monde connait, et qui concernait la lutte de libération nationale, la renaissance ou Risorgimento, qu’il appelait de ses vœux dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il passait, certes, par « l’exotisme » d’une improbable Égypte bourreau des Éthiopiens, pour répondre au travail de commande du khédive égyptien, Ismaïl Pacha qui souhaitait donner l’œuvre en l’honneur de l’ouverture du canal de Suez en 1871.
De ce fait, si l’œuvre comporte de nombreuses scènes qui glorifient le combat libérateur, l’amour de la patrie et la puissance des Égyptiens c’est bien la force de l’amour entre un général très humain et une princesse Éthiopienne réduite en esclavage après la défaite des siens, qui structure le récit et lui donne son sens.
Soucieuse, quant à elle, de développer surtout son point de vue anti-guerre, Lydia Steier préfère réserver l’essentiel de sa mise en scène aux deux premières parties où le faste domine, en lui donnant un sens qui n’est pas celui de l’œuvre, et semble à court d’idées quand il s’agit d’aborder les deux parties suivantes où l’intimité des échanges prend le dessus.
On n’entrera pas dans les détails des concepts qu’elle y développe tant le foisonnement des personnages et des situations perd le spectateur lui-même, peinant à voir tous les symboles censés se cacher derrière les figurants à tête d’oiseaux ou à buste d’éléphants (en dehors d’une vision « premier degré »). On comprend qu’elle entend dénoncer surtout l’égoïsme des fauteurs de guerre, ces riches âgés et malades, qui décident à l’abri de tout danger (autre que les affres de la vieillesse abondamment illustrés par les déambulateurs, fauteuils roulants, respirateurs et autres appareils à perfusion), de sacrifier les jeunes voire les enfants.
Les Éthiopiens de l’opéra sont les employés martyrisés d’une fabrique de perruques peroxydées destinées à une Amnéris déguisée en Marilyn Monroe de pacotille qui les bat si elles n’exécutent pas correctement leur tâche. Radamès lui-même ( ?) est l’un des employés, vêtu d’un grand tablier de cuir, qui ramasse les chutes de cheveux dans l’atelier avant d’être promu militaire et même capitaine en tant que « jeune » à sacrifier puisque le propos tourne en rond sur lui-même.
On ne sait pas très bien du coup pourquoi – à part la jalousie d’Amnéris amoureuse de lui – ses relations avec Aïda sont « interdites ». Le seul personnage un peu pittoresque est Amonasro, le roi d’Éthiopie capturé lui aussi, dont Lydia Steier fait une sorte de guerrier non soumis à l’ordre établi, donc ne portant pas l’uniforme bleu roi flanqué de médailles des autres, mais apparaissant comme une sorte de guérillero à cheveux longs très vindicatif dont la « noblesse » semble avoir disparu avec sa condition.
Le déploiement des figurants, membres des chœurs et personnages divers, semble avoir été la préoccupation principale de Lydia Steier qui, on le sait, aime appuyer fortement son point de vue. Du coup, elle se trouve fort démunie pour illustrer les deux derniers actes sont le ressort repose à l’inverse sur l’intimité.
Nous resterons dans la grande pièce de la demeure chic où déambulaient les généraux et où se déployait la fabrique de perruque. Elle est vide et la petite porte du fond s’ouvre sur une cellule nue où Radamès est torturé.
Il y restera pour chanter (attaché), et c’est Aïda qui le rejoint dans sa chambre de souffrance où il est condamné à mourir définitivement enfermé et même emmuré vivant, le châtiment des traîtres. La scène précédente du jugement le condamnant (Radamès ! Radamès !) se déroule en coulisses tandis qu’Amnéris enlace Amonasro tué par Radamès (avec un revolver) et qui git au sol dans une flaque d’eau depuis un moment dans un enchainement grotesque et totalement à contresens du livret dont nous n’avons pas essayé de comprendre la signification.
Lydia Steier ne cherche nullement à caractériser ses personnages en partant des situations développées par Verdi. Elle tente de plaquer l’histoire qu’elle veut raconter et se sert des héros comme d’autant de silhouettes en papier qu’elle habillerait à sa manière. Et ça ne fonctionne pas très bien, comme on peut s’y attendre, compte tenu de la force des personnalités qui s’affrontent dans Aïda. Et c’est probablement la principale faiblesse des mises en scène de Lydia Steier que nous avons pu voir : elles ne permettent pas de retrouver la force des personnalités incarnées dans ces oeuvres et en affaiblissent la portée émotionnelle indispensable à la réussite d’un spectacle.
Heureusement, la partie musicale est de très grande qualité et, comme toujours à Francfort, les stars ne sont pas nécessaires pour offrir un spectacle homogène de haut niveau. Et les artistes s’emploient à donner vie à leurs personnages malgré ce cadre peu enthousiasmant, notamment l’Amnéris de Silvia Beltrami dont le personnage est particulièrement malmené par Steier puisqu’outre une tendance étrange à la nécrophilie, elle joue une bimbo autoritaire et mère fouettarde bien loin de la fille du roi jalouse de l’amour que son promis porte à son esclave.
Et l’interaction qu’ils parviennent à déployer se situe essentiellement dans la belle harmonie de leurs prestations lyriques où l’on reconnait la solidité des troupes, notamment celle de Francfort, célèbre pour sa qualité et sa cohésion.
Le pianiste et chef d’orchestre italien Giuseppe Mentuccia a été l’assistant de Daniel Barenboim au Staatsoper de Berlin de 2018 à 2023 et a été amené à le remplacer à plusieurs reprises. Depuis 2020, il dirige et dirige l’Orchestre de l’Académie Barenboim-Said, fondé par Daniel Barenboim et Edward Said, et est membre de l’Ensemble Boulez. Il remplaçait Julia Jones initialement prévue. La direction est fluide et précise, attentive aux chanteurs et aux chœurs (qui chantent souvent depuis la coulisse), les parties les plus célèbres sont négociées avec talent, évitant souvent le caractère « pompier » des deux premiers actes, l’arrivée des trompettes par les deux portes latérales du décor est impressionnante et l’intimité déchirante des derniers échanges est négociée avec justesse.
La distribution est intéressante sur le plan vocal avec la soprano suédoise Christina Nilsson (qui remplaçait Roberta Mantegna initialement prévue) qui campe une Aïda juvénile à la voix claire et corsée, au médium solide et aux aigus aériens. Elle nous donne notamment un très bel « air du Nil » tout en nuances, contre-notes élégamment négociées et émotion garantie. La soprano s’est déjà produite à Francfort dans le rôle-titre d’Ariadne auf Naxos puis lors de la précédente saison, en Élisabeth dans Tannhauser. Autant dire que son répertoire de soprano dramatique est déjà très étoffé. Son style est peut-être moins spectaculaire que d’autres sopranos actuelles dans ces rôles, mais il comporte la part de délicatesse que l’on attend de la princesse éthiopienne réduite en esclavage et partagée entre son amour pour l’ennemi égyptien et celui pour sa patrie éthiopienne.
C’est donc nom à suivre, tout comme celui du jeune ténor sud-coréen Young Woo Kim qui incarne un Radamès vaillant et infatigable. Son « Céleste Aïda », l’air emblématique du ténor qui intervient dès le premier quart d’heure de l’opéra, est un peu « brut de décoffrage » et s’il chante son « un trono vicino al sol » final en mode « forte » sans le diminuendo morendo qui doit voir s’éteindre la dernière note, et que peu de ténors tentent et réussissent, il le répète en mode pianissimo et prouve par la suite à plusieurs reprises qu’il sait nuancer et colorer son chant. Mais c’est essentiellement l’aspect guerrier de Radamès qu’il réussit parfaitement. La voix est belle et l’engagement impressionnant. Son lyrico-spinto aurait sans doute besoin d’un peu plus de subtilités, mais globalement, c’est beau et bien chanté et l’ovation finale qui l’a accueilli, a paru le surprendre (c’était sa première à Francfort) mais elle récompensait une belle prestation.
La mezzo Silvia Beltrami hérite donc d’un rôle fort complexifié par la mise en scène qui traite son personnage à coups de contresens permanents (mégère, virago, nécrophile …). Le chant est opulent malgré un vibrato qui tend parfois à brouiller la ligne musicale, l’engagement impressionnant et la puissance n’exclue par les nuances.
La basse Andreas Bauer Kanabas appartient à l’ensemble de l’Opéra de Francfort. Il campe un Ramfis autoritaire auquel il ne manque aucune note y compris dans les graves, qui possède un beau legato et une voix agréable. Le baryton canadien Iain MacNeil, également membre de la troupe, est très à l’aise dans une interprétation fort réussie et très juste d’Amonasro dont il fait vivre vocalement et scéniquement, la volonté de conduire la revanche des Éthiopiens, mais aussi l’amour qu’il porte à sa fille Aida malgré son comportement intransigeant.
Enfin, nous sommes également habitués aux qualités de la basse Simon Lim (le Roi d’Égypte) dont nous avions apprécié le le cardinal de Brogni dans La Juive récemment et qui confirme son talent dans cette Aïda.
Le messager du ténor Kudaibergen Abildin et la Prêtresse de la jeune soprano Julia Stuart, membre de l’Opera Studio de Francfort, complètent cette très agréable distribution.
Ce fut donc finalement une belle soirée dans une salle comble qui a accueilli la représentation par une longue standing ovation.
Opéra de Francfort – Aïda (Verdi), reprise du 10 novembre au 20 décembre 2024
Visuels : © Barbara Aumüller.