On ne voit pas très souvent Lulu, le deuxième opéra d’Alban Berg. Francfort en propose une lecture visuelle très dépouillée et très convaincante, servie par un orchestre et des solistes de premier plan, sous la direction énergique de Thomas Guggeis.
D’Alban Berg, élève d’Arnold Schönberg, on connait surtout le Wozzeck, régulièrement monté sur les scènes d’opéra, et généralement avec succès comme en témoigne l’article que nous avons consacré à la production récente de l’Opéra de Lyon.
Lulu, son deuxième opéra, est pourtant une pièce maitresse du compositeur autrichien, passionnante à plus d’un titre, et que l’on considère souvent comme le chef-d’œuvre de l’art lyrique dodécaphoniste.
Mais, outre l’extrême difficulté des nombreux rôles à distribuer et la nécessité de disposer d’un orchestre capable de rendre justice à cette musique complexe, Lulu a le désavantage d’être resté inachevé à la mort d’Alban Berg en 1935. L’opéra a donc été créé, à Zurich, en 1937, à titre posthume, dans une version qui n’était pas celle que le compositeur (et librettiste) avait imaginée puisqu’il a laissé de nombreuses esquisses d’orchestration pour la réalisation d’un troisième acte.
Ce n’est qu’en 1979, sous l’impulsion de Rolf Liebermann, alors directeur de l’Opéra de Paris, que le compositeur viennois Friedrich Cerha proposa une fin, qui fut jouée à Paris sous la direction de Pierre Boulez dans une mise en scène de Patrice Chéreau avec Teresa Stratas dans le rôle-titre. Le résultat dépassa toutes les espérances et la représentation, alors filmée en noir et blanc par la radiotélévision française, figure parmi les références d’anthologie des réussites de l’époque.
C’est cette version en trois actes que nous propose depuis le 3 novembre l’Opéra de Francfort, avec une mise en scène esthétiquement juste et scénographiquement inspirée de Nadja Loschky, sous la direction de son directeur musical, le jeune, fougueux et audacieux Thomas Guggeis.
Le livret écrit par Alban Berg lui-même s’inspire de deux tragédies du dramaturge et poète allemand Frank Wedekind, Erdgeist (L’Esprit de la terre, 1895) et Die Büchse der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902). Il en respecte pour l’essentiel l’écrit dans cette description de l’ascension sociale d’une jeune femme, jusqu’au meurtre de celui qu’elle aimait le plus, puis sa chute jusqu’à ce qu’elle finisse comme prostituée et soit assassinée par son dernier client.
Nous avons là une construction symétrique concernant la constellation de personnages hauts en couleur qui interagissent avec Lulu. Ainsi, aux trois premiers amants et maris de Lulu dans la première partie (l’ascension) – le médecin, le peintre et le Dr. Schön (« beau » en allemand) correspondent les trois clients de Lulu dans la deuxième partie (la chute) – le professeur, le nègre et le dernier client, Jack l’Éventreur qui mettra brutalement fin aux jours de Lulu.
L’œuvre, dédiée à Schönberg, prend, sur le plan musical quelques libertés avec le strict respect des règles du dodécaphonisme et de la musique sérielle, pour parsemer la partition de références tonales plus classiques de l’art lyrique et même de quelques airs de jazz d’une autre veine contemporaine de l’écriture de l’opéra.
Cela n’en rend pas moins fort difficile l’exécution d’une partition où les ambitus exigés comme le rythme parfois chaotique imposé, sont du plus bel effet pour représenter cette sorte d’ange exterminateur, elle-même victime de la condition faite aux femmes, dans ce monde des années trente, mais nécessitent une préparation complexe et en rupture avec la formation de la plupart des artistes « classiques ». Chaque personnage possède sa série originelle (sorte de leitmotiv de la musique sérielle) et la musique est composée « en arche » avec un parti pris de symétrie et son milieu une « musique de film » qui sépare l’ascension de Lulu de sa chute.
Une équipe de femmes illustre cette œuvre rare avec talent : Nadja Loschky, Katharina Schlipf, pour le décor, et Irina Spreckelmeyer, pour les costumes. Sans « dater » précisément leur Lulu, elles s’inspirent de l’ambiance artistique, des vêtements et des accessoires des années 30, et l’on retrouve avec plaisir un certain raffinement comportant sa part de décadence, très spécifique à cette époque.
Le décor est simple : une rotonde blanche formée de plusieurs cylindres qui s’ouvrent ou se ferment sur des décors très blancs, très éclairés et très explicites : l’atelier du peintre et ses chevalets, la chambre à coucher et son lit à baldaquin, la salle de bain très « années trente », Paris avec une enseigne lumineuse « gagné/perdu » représentant les transactions financières, Londres, son brouillard, son quartier sordide, la fin de l’histoire.
Ce sont les hommes avides de pouvoir, d’argent, de sexe, de possession qui semblent prisonniers de ce monstrueux cylindre où ils tentent par tous les moyens d’asservir ce symbole de la femme élégante et désirable, qu’est Lulu. Et le décor qui s’ouvre et se ferme semble symboliser la fameuse boite de Pandore, la fabrique du mal dans la Mythologie grecque.
Lulu a un double, son « âme » qui exprime ses sentiments et ses intentions (et est incarnée par une danseuse). Cette « anima », cet « Esprit de la terre » (du nom de l’une des pièces inspirant l’opéra) s’extraie en effet du sol et reste partiellement couverte de la boue avec laquelle sa main écrit le nom de l’amant de Lulu, le docteur Schön, sur le mur. La gémellité ainsi réalisée, symbolise très bien l’ambivalence de cette héroïne singulière de Berg, à la fois rêve et réalité, bourreau et victime, qui finira assassinée dans un quartier sordide de Londres où s’entassent de nombreux débris issus des décors précédents (qui semblent aussi être autant d’objets sortis de la fameuse et maléfique boite de Pandore).
Lulu est ainsi séparée de son âme. C’est cette dernière qui représente la créature mystérieuse, tandis que Lulu est une femme, une vraie, souffrant, aimant, haïssant tour à tour. Et elle semble libre et conquérante développant une attitude audacieuse à chaque instant et réduisant souvent les hommes à leur soumission à leurs propres désirs sexuels. Ce dédoublement fait finalement de Lulu un opéra au thème plus conventionnel et plus actuel que celui voulu par Berg pour qui le « serpent » présenté au Prologue est Lulu, elle-même, créée pour « causer le malheur ». Le poète et critique littéraire Karl Kraus disait de Lulu que sa volonté et son pouvoir de destruction venaient du fait qu’elle était détruite par l’ensemble de ceux qui croisaient son chemin.
Il y a aussi de beaux portraits dans ce Lulu, tel celui de la comtesse lesbienne de Geschwitz qui aime Lulu, l’aide à s’évader de prison et est, à son tour, assassinée.
Le déroulé du livret est, autant que faire se peut, respecté ; les paroles correspondent aux actes et l’histoire torturée se suit aisément. Ce n’est pas un détail pour un opéra assez rare que de nombreux spectateurs découvraient probablement.
L’Opéra de Francfort divise sa scénographie en deux parties à peu près égales, situant donc la coupure pour un entracte, au milieu de l’acte 2. C’est assez judicieux puisque cela respecte par la même occasion les deux parties de l’histoire de Lulu.
Le Prologue, quand un dompteur présente ses animaux au public, est précédé d’un no man’s land assez étonnant où la salle est toujours éclairée, la fosse s’accorde, et un tic-tac obsédant sort des haut-parleurs comme pour annoncer une future bombe. Puis la musique commence, les artistes chantent, la salle s’obscurcit.
C’est le jeune directeur musical de l’Opéra de Francfort, Thomas Guggeis, qui dirige l’orchestre pour cette nouvelle production audacieuse.
Pour sa deuxième saison à la tête de la prestigieuse maison allemande qui rafle pour la troisième année consécutive trois distinctions attribuées par la revue Opern Welt (meilleur opéra, meilleur orchestre, meilleur chœur), Thomas Guggeis nous offre une très belle interprétation valorisant tout ce que cette composition a de complexe, moderne et classique tout à la fois et surtout d’une très grande richesse orchestrale, soulignant la diversité des styles, des formes musicales et des timbres et sons très variés, illustrant la tragédie en marche avec force et talent.
Thomas Guggeis peut ainsi alterner une sorte de clarté presque transparente de l’orchestre avec les accents très vifs d’une montée dramatique (faisant tonner, par exemple, l’ensemble des percussions y compris une grosse caisse). Moments lyriques presque doux, cordes soyeuses ou son discordants, le tout se succède sans temps morts créant une tension qui ne se libérera que lors des derniers accords.
Durant cette saison, il dirigera les nouvelles productions de la maison, Lulu, mais aussi Macbeth le mois prochain, Parsifal en 2025 ainsi que quelques reprises comme le Lady Macbeth of Mtsensk de Chostakovitch et Rosenkavalier de Richard Strauss.
Nous avions déjà eu l’occasion de souligner son appétence pour ce style de musique dans notre article concernant les représentations du Grand Macabre de Ligeti à Francfort en 2023.
Le rôle-titre est tenu par Brenda Rae, soprano américaine, de retour à Francfort après avoir été membre de son « ensemble » (troupe de solistes), de 2008 à 2017. Elle y incarnait des rôles tels qu’Elvira (I puritani), Gilda (Rigoletto) et Amina (La Somnambula), et le public, très attaché à ses chanteurs, l’a accueillie avec l’enthousiasme des retrouvailles. Elle remplaçait d’ailleurs Vera-Lotte Boecker initialement prévue dans cet « événement » de rentrée.
Brenda Rae habite parfaitement bien le personnage ambivalent de Lulu et sa prestation scénique est littéralement époustouflante de sa première apparition à sa mort, provoquée par elle-même puisqu’elle se jette sur le couteau de Jack l’Éventreur.
Elle possède incontestablement une très grande présence en tant qu’actrice et sait varier son style et ses expressions, tantôt séductrice attirante et prédatrice et tantôt femme séduite puis victime. L’on est cependant un peu inquiet lors du premier acte où sa voix semble trop menue pour passer l’orchestre malgré la délicatesse du chef, et où son timbre se montre beaucoup moins percutant que celui de ses partenaires. Le style, la diction, les notes y sont, mais le volume reste discret. Cette impression, heureusement, se corrige peu à peu, la voix – très belle – prend l’ampleur nécessaire, les aigus sont percutants, l’ensemble de la prestation soulève d’ailleurs au rideau, quand elle salue seule, une impressionnante ovation méritée.
Le baryton Simon Neal possède lui une voix très forte, très bien projetée, doublée d’un timbre agréable et incarne de manière saisissante l’amant de Lulu qui devient ensuite son troisième mari, le Dr. Schön, tout comme son assassin, Jack l’Éventreur.
AJ Glueckert est également un habitué de Francfort et prête à son fils Alwa, son timbre de ténor rompu à de nombreux rôles wagnériens tels Lohengrin, Walter (des Meistersinger) ou Erik (du Vaisseau fantôme). Il avait été un remarquable George dans le rare Der Traumgörge de Zemlinsky, donné ici même en mars dernier.
Parmi les artistes familiers de Francfort, nous retrouvons également avec plaisir Theo Lebow qui livre une prestation agréable et soignée en tant que peintre (et plus tard en tant que prétendant).
Claudia Mahnke est également la titulaire de nombreux rôles à Francfort. Mezzo-soprano à la voix opulente et puissante, elle campe la comtesse lesbienne Geschwitz, qui a surtout de nombreuses interjections à formuler durant la représentation avant sa belle et véhémente conclusion.
Et c’est avec beaucoup d’humour et une présence scénique énergique que le baryton-basse Kihwan Sim incarne le dompteur d’animaux et l’athlète comique Rodrigo.
Étrangement grimé pour représenter un personnage très caricatural, la basse Alfred Reiter est remarquable dans le rôle de l’étrange escroc Schigolch.
Enfin, comme à l’habitude à Francfort, les seconds rôles sont de qualité, notamment ceux assurés brillamment et avec aisance par la mezzo-soprano Bianca Andrew (Dresseur / Écolier / Marié ) et le ténor Michael Porter (Prince/Valet/Le Marquis).
Et il ne faut pas oublier la gracieuse et inquiétante apparition de la ballerine Evie Poaros, l’âme de Lulu.
L’opéra est dense et touffu et Francfort en présente une très belle version de tous les points de vue. Espérons que d’autres maisons auront l’idée à leur tour de reprendre ce flamboyant et révolutionnaire Lulu, et rendront hommage à cet expressionnisme allemand de très grande qualité.
Opéra de Francfort, Lulu d’Alban Berg – du 3 novembre au 28 novembre, réserver
Visuels : © Barbara Aumuller.