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Nathalia Milstein : « C’est comme si la musique de Chostakovitch réveillait en moi une douleur »

par Hannah Starman
02.07.2024

Nathalia Milstein est l’une des artistes les plus remarquées de la 15e édition des Journées internationales Chostakovitch. La pianiste française séduit le public exigeant à Gohrisch (Allemagne) avec son jeu précis et élégant, empreint d’une sensibilité aussi intense que contenue. Jusqu’à tard dans la nuit, dans le bar de l’hôtel Elbresidenz, elle nous parle de sa famille de musiciens russes, des rencontres qui l’ont construite, et de Dimitri Chostakovitch.

Vous êtes issue d’une famille de musiciens, mais pas celle du violoniste Nathan Milstein ?

 

Exactement. Merci de me l’avoir souligné (rires). Mon père, Sergueï, est pianiste et professeur de piano au Conservatoire de musique de Genève et mon grand-père Yakov était pianiste et musicologue, mais aussi professeur au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou pendant plus de quarante ans. Ma mère, Natalia Tolstaia, est altiste, ma sœur Maria est violoniste, ainsi que mon frère Sergueï. Nous sommes tous dans la même bulle de musique. Ma mère avait obtenu le poste d’alto solo dans l’orchestre de l’Opéra de Lyon, ce qui a permis à mes parents de quitter la Russie en 1991 et venir en France où je suis née en 1995.

 

Vos parents vous ont-ils transmis leurs héritages russe et juif ?

 

Mes parents ont toujours parlé le russe avec nous et ma mère veillait à ce que nous lisions en russe et que nous regardions des films russes. La culture russe est ancrée en moi depuis mon enfance, au même titre que la culture française. En revanche, la culture et la pratique du judaïsme se sont malheureusement perdues depuis des générations. Mon grand-père a étudié à Moscou et à l’époque soviétique il fallait cacher ses origines juives. Il ne nous en reste que le nom.

 

 

 

Vous jouez surtout avec votre sœur Maria avec qui vous avez enregistré deux disques. Est-ce qu’il vous arrive aussi de jouer avec vos parents ?

 

Avec ma sœur, nous avons formé un duo, donc nous jouons régulièrement ensemble. Mais nous nous retrouvons tous pour jouer en famille et avec des amis, comme par exemple au Festival de musique de chambre aux Monts d’Or que ma mère organise tous les ans. C’est l’occasion de s’essayer en différentes formations de chambre. Et en 2022 à La Roque d’Anthéron, nous avons partagé un récital avec mon père : nous avons joué à quatre mains et ensuite chacun a joué des pièces en solo.

 

C’est votre père qui vous a initiée au piano, mais vous avez bénéficié des enseignements de Nelson Goerner, d’András Schiff et de Daniel Barenboim…

 

Oui, tout à fait. J’ai étudié le piano avec mon père dès le départ et il m’a transmis cette façon plus chantée qui caractérise l’école russe. J’ai passé chaque année de mon adolescence à faire mon pèlerinage pour les récitals de Sokolov. Plus tard, j’ai eu d’autres influences. J’ai étudié d’abord avec Nelson Goerner à Genève et ensuite avec András Schiff à Berlin. Je joue souvent pour mon professeur à Bâle, Claudio Martínez Mehner, un extraordinaire pédagogue. Mais mon père reste mon mentor et tout ce que j’apprends passe tôt ou tard par son oreille. Il me connaît mieux que personne et je lui fais une confiance absolue.

 

Votre rigueur et une certaine pudeur vous démarquent d’autres pianistes de votre génération. Comment se fait-on une place aujourd’hui en tant que jeune musicien ?

 

Pour tous les musiciens en début de carrière, il y a toujours eu une pression de se créer une image. Aujourd’hui avec les réseaux sociaux, cette demande est plus forte encore parce que certains organisateurs engagent les musiciens en fonction du nombre d’abonnés sur leur compte Instagram ou sur leur chaîne YouTube, car ils savent qu’ils vont remplir la salle. Si on ne se plie pas aux règles, on reste un peu en dehors.

 

J’ai été éduquée par des pédagogues très intègres qui ne s’intéressaient pas à la dynamique de business et à la logique commerciale. Ce qui me fait vivre en tant que musicienne et en tant qu’humain est de chercher ma voie d’artiste, de progresser et d’investir mon énergie à jouer du mieux que je peux. Évidemment qu’on a tous envie de jouer pour un public aussi grand que possible, mais je ne cherche pas à trouver un modèle économique pour avoir une carrière plus flamboyante.

 

C’est sans doute la raison pour laquelle vous avez accepté de jouer aux Journées internationales Chostakovitch qui ne payent les artistes que les 10 euros symboliques ?

 

J’essaie toujours d’évaluer le potentiel artistique d’un projet, avant de penser à l’aspect financier. Le festival de Gohrisch a déjà 15 ans, il a une histoire, un prestige, un public fidèle et un réseau solide. C’est aussi un lieu de rencontres ; ici on peut côtoyer de très grands artistes dans un cadre intime et tout cela a une grande valeur pour une jeune artiste. L’échange des idées et l’écoute des uns des autres vous construisent. Et puis, j’aime créer des liens artistiques et aller à l’encontre de nouveaux publics.

 

J’ai rarement l’occasion de jouer avec des chanteurs et on m’a offert la possibilité de le faire avec deux cantatrices très différentes, la soprano Elena Vassilieva et la mezzo Ema Nikolovska. C’est très intéressant d’accompagner un chanteur car la voix est l’instrument originel. Par exemple, je sais exactement combien de temps il faut pour que l’archet émette le son d’un instrument à cordes, mais la voix dépend de la respiration physique et musicale de la personne, de son phrasé, de ses silences. Par exemple, Elena utilise une technique de respiration inaudible.

 

Nous jouons aussi un répertoire peu commun et très rarement entendu, les textes russes d’Ossip Mandelstam, d’Alexandre Blok et de Sacha Chorny, mis en musique par Raskatov et Chostakovitch. Une création mondiale d’Alexandre Raskatov, un solo de Moussorgski et un cycle de Chostakovitch ne se refusent pas.

 

 

Le festival Chostakovitch est aussi un peu une affaire de famille où l’on retrouve des amis musiciens du compositeur ou de sa veuve, Irina Antonovna Chostakovitch, qui est venue plusieurs fois. Comment vous a-t-on engagée pour le festival ?

 

Tobias [Niederschlager, le directeur artistique] m’a appelée sur la recommandation d’Elena Bashkirova, la femme de Daniel Barenboim et camarade de classe de mon père à l’École centrale de musique à Moscou. La concurrence en piano était déjà très rude à l’époque, les élèves étaient peu nombreux et les liens entre eux étaient forts. C’était une communauté d’artistes. Je savais qu’à Gohrisch, j’allais accompagner Soleil noir, la création mondiale d’Alexander Raskatov, chantée par sa femme Elena Vassilieva. Ma mère a travaillé avec eux à Lyon parce que elle était dans l’orchestre qui avait joué l’opéra Cœur de chien de Raskatov où Elena chantait aussi. Et ma sœur connaissait Raskatov parce qu’elle avait joué son concerto pour le violon. J’étais la seule dans la famille à ne pas les avoir rencontrés.

 

Avez-vous déjà interprété Chostakovitch avant de venir à Gohrisch ?

 

Très peu, malheureusement, mais j’ai toujours senti une émotion profonde en écoutant la musique de Chostakovitch, comme si elle réveillait en moi une douleur, alors que je suis très loin de pouvoir m’imaginer la vie sous la terreur stalinienne. Mais j’ai été éduquée avec cette histoire de répression, c’est presque comme un trauma transgénérationnel. Il m’est proche aussi parce que mon grand-père le connaissait. Ils habitaient dans la Maison des compositeurs à Moscou et mon père a dû le croiser quand il était petit.

 

Chostakovitch est un exemple particulier dans l’histoire de la musique. Contrairement à Prokofiev ou Stravinsky qui avaient créé un univers musical autonome, Chostakovitch n’est jamais resté neutre face à ce qui se passait autour de lui. C’était viscéral chez lui. Pour suivre cette double, triple ou quadruple lecture qu’il nous impose, c’est vital de connaître le contexte dans lequel Chostakovitch a composé et la peur dans laquelle il vivait .

 

C’est important aussi d’écouter ses premiers interprètes : Rostropovich, Richter, Oistrakh. J’ai toujours entendu Chostakovitch joué par des personnes qui le connaissaient – Elisabeth Leonskaïa, par exemple – et qui pouvaient comprendre les raisons qui l’amenaient à indiquer des tempi aussi irréalistes que l’on racontait plus tard que son métronome était cassé. Ces interprétations fortes que j’avais en tête m’ont fait parfois craindre de ne pas être à la hauteur de cette musique.

 

 

Vous avez accompagné Elena Vassillieva qui chantait les poèmes d’Ossip Mandelstam et Ema Nikolaievna qui chantait ceux d’Alexandre Blok. Comment avez-vous préparé ce répertoire ?

 

Ma préparation dépend toujours de l’œuvre, mais avant de me mettre devant le piano, je commence toujours par une lecture de la partition pour en comprendre l’architecture complète. Ensuite, je fais la même chose avec le piano et seulement quand j’ai une bonne notion de l’ensemble, je me mets à travailler le détail, mesure par mesure ou trait par trait. Quant aux pièces de Moussorgski, je les ai toutes apprises spécifiquement pour ce concert-là. Je ne connaissais vraiment que le « Hopak » de La Foire de Sorochintsy. Le reste a été autant une découverte pour moi que pour la majorité du public.

 

J’essaie aussi de comprendre le contexte de l’œuvre et ces trois cycles avec chant en russe me touchent profondément. D’autant plus que c’est Irina Chostakovitch qui avait choisi les poèmes de Mandelstam que Raskatov a ensuite mis en musique. Ce sont des poèmes très forts et pas facilement accessibles, même pour un russophone. Mais dès que je peux aborder un poème par la musique, cela m’ouvre tout de suite une nouvelle porte de compréhension.

 

Raskatov a fait une transposition fidèle des poèmes, son langage musical est clair et parlant. Chaque lied contient sa propre ambiance et suit une narration très imagé du début à la fin. Évidemment, on ne va pas prendre cette musique pour Chostakovitch, mais il y a clairement une empreinte chostakovitchienne dans le discours musical de Raskatov dans ce cycle ; on y retrouve certaines harmonies et éléments de langage. C’est un très beau cycle et un grand honneur pour moi d’en avoir joué la première mondiale.

 

Visuels : @Marco Borggreve (portrait de couverture de Nathalia Milstein), @Lyodoh Kaneko (portrait de Nathalia Milstein dans le texte) et @Oliver Killig