Le 4 et 5 Juillet 2024 la Seine Musicale propose, en première mondiale, la projection du film d’Abel Gance de 1927 dans une version entièrement restaurée par Georges Mourier. Il s’agit d’un véritable ciné-concert, grâce à la mise en musique de Simon Cloquet-Lafollye et Frank Strobel à la direction des Orchestres Philharmonique de Radio France et National de France.
Le gigantisme! Tout y concourt, la taille de la salle, celle de l’écran, les 7 heures de projection (en deux séances). La restauration du film d’Abel Gance, entreprise par la Cinémathèque et le Centre national du cinéma a été une œuvre titanesque. L’œuvre intégrale, «la grande version» n’a pas été présentée au public depuis 1927. Seize ans de travail, 300 kilomètres de pellicules expertisées, 1000 boîtes, il s’agit d’une reconstruction colossale. Comme la création de la partition musicale! Simon Cloquet-Lafollye a utilisé 104 œuvres de 48 compositeurs différents de Haydn à Penderecki. Il a crée une œuvre symphonique de 7 heures totalement intégrée, synchronisée au film et au jeu des acteurs. Frank Strobel dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France le 4 juillet et l’Orchestre National de France le lendemain.
Tout commence par une gigantesque bataille de boules de neige à l’école militaire de Brienne. Napoléon n’a que onze ans mais il est déjà le stratège en chef. Une bataille fondatrice! Le film est d’abord historique décrivant la jeunesse de Bonaparte jusqu’au début de la campagne d’Italie. De courtes citations historiques permettent au spectateur de se retrouver dans les méandres de la révolution française. L’intérêt du film est de montrer des aspects peu connus de la vie de Napoléon. Ainsi sa fuite de Corse, lorsque Pascal Paoli et les notables voulaient livrer l’île aux anglais. On comprend son ascension fulgurante, expliquée par sa compétence, son intelligence, son charisme, son empathie pour les soldats. Grâce aussi à l’extraordinaire performance d’acteur d’Albert Dieudonné dans le rôle de Napoléon. Nous n’oublierons pas son regard perçant, ce regard d’aigle qui subjuguait les foules. Nous découvrons un Bonaparte, très jeune général qui sait dire non, qui refuse de servir Robespierre ou de combattre en Vendée au risque de retomber dans la misère. Un Bonaparte qui va sauver la République le 12 Vendémiaire sans effusion de sang.
Napoléon vu par Abel Gance reste l’œuvre de son époque, la grande guerre était proche. Le patriotisme, le culte de l’homme providentiel traversent le film. Bonaparte incarne la république combattante, comme lors de la scène de la Convention. Il est seul face à son destin avant de rejoindre l’armée d’Italie et d’«exporter» la révolution.
Le film est un récit épique, il raconte une épopée. Pour cela Abel Gance utilise de grands moyens, des scènes très spectaculaires avec d’innombrables figurants. Il a fait de Napoléon un héros romantique y compris dans son amour pour Joséphine. Il utilise les symboles forts comme celui du drapeau, seule voile sur sa frêle embarcation lorsqu’il fuit la Corse. Ou celui de l’aigle, son seul ami à l’école de Brienne, qui vient se poser sur le mat du navire «Le Hasard», venu le sauver des flots.
«Il ne s’agit pas de morale ni de politique mais d’art», disait Abel Gance.
Effectivement son film en noir et blanc est d’une grande réussite esthétique. Les paysages corses bucoliques sont légèrement teintés en rose, ils sont accueillants, rassurants. Le spectateur pourra admirer la tombée de la nuit sur les Îles sanguinaires et la Méditerranée, il s’agit d’un paysage nocturne de toute beauté. Les visages sont remarquables, comme celui très inquiétant avec ses lunettes noires de Robespierre ou celui torturé de Marat. Surtout Abel Gance saisit les visages du peuple, les transforme en véritables portraits. Face à l’émeute le visage de Violine exprime toute une palette d’émotions, de la peur à l’horreur, de la stupeur à la détermination. La longue séquence de la prise de Toulon par Bonaparte est remarquable par son esthétisme. La scène nocturne est colorée en rouge, le rouge du feu s’oppose au noir de la nuit comme dans un tableau surréaliste. Les hommes apparaissent derrière un rideau de pluie. Impressionnant! Abel Gance est l’inventeur de la poly-vision: il utilise un triple écran, tel un triptyque, pour filmer avec trois caméras le départ de l’armée en Italie, ce qui démultiplie la force du message. Surtout lorsque le triptyque se pare en bleu blanc rouge.
Simon Cloquet-Lafollye voulait créer une musique originale synchronisée au déroulement narratif. Pari réussi. Malgré le recours à 48 compositeurs différents la musique est très fluide, accompagnant, renforçant, exaltant les émotions du film. Il a recours parfois à des œuvres très connues comme la Marseillaise dans la version d’Hector Berlioz chantée au Club des Cordeliers avec hésitation puis avec fougue. Une Marseillaise interprétée ce soir par le Chœur de Radio France. De même la prise de Toulon par Bonaparte se conclue par la Marche Funèbre de la Symphonie Héroïque de Beethoven. La Tempête de Jean Sibelius accompagne le quasi naufrage de Bonaparte. La musique, très expressive, reproduit les mouvements des vagues déchaînées. Mais Simon Cloquet-Lafollye a aussi recours à des auteurs moins connus, souvent contemporains d’Abel Gance. Ainsi la Symphonie n°4 d’Albéric Magnard accompagne la folle chevauchée de Bonaparte à travers la montagne Corse.
Le film se termine par l’Ave Verum de Mozart chanté par le Chœur de Radio France dans une fin grandiose. «L’armée des mendiants de gloire quitte l’histoire pour l’épopée». Ce film est œuvre spectaculaire qui raconte la naissance d’une légende. Cette alliance du cinéma muet et de la musique symphonique permet au spectateur de s’immerger dans un bain de beauté musicale et picturale.
Napoléon d’Abel Gance, avec Wladimir Roudenko, Albert Dieudonné, Maryse Damia, France, 1927, 205 min
Visuel © crédit photo: affiche. Albert Dieudonne dans le rôle de Napoléon