Elsa Dreisig s’était associée au pianiste Romain Louveau et au violoniste Nikola Nikolov pour ce programme tout en clair-obscur, sous le signe du romantisme exacerbé de Robert et Clara Schumann. Une soirée des Lundis Musicaux de l’Athénée qui distille charme, émotion, jeunesse et beauté. A saluer bien bas.
Parmi les multiples cycles de Lieder du XIXè siècle, les Dichterliebe de Schumann occupent une place de choix, à l’instar du Winterreise de Schubert. Les meilleurs interprètes de ce répertoire aiment à le chanter en récital et beaucoup l’ont enregistré.
France Musique consacrait d’ailleurs récemment la tribune des critiques de disques du 31 mars dernier à ce célèbre ensemble de 16 chants, tirés de poèmes de Heinrich Heine, évoquant les différents états amoureux du poète, les difficultés rencontrées, son réel combat, finalement perdu.
Schumann compose les Dichterliebe en 1840, l’année de son mariage avec Clara Wieck, pianiste mais également compositrice. C’est une période faste pour Schumann qui a enfin obtenu satisfaction en parvenant à épouser son amour malgré les interdictions du père de Clara, contraignant Robert à aller au procès.
Schumann compose cette année-là 138 de ses 248 Lieder. Outre ce cycle au complet, le programme de ce « lundi musical » du 15 avril, nous proposait également des œuvres pour piano et violon et trois Lieder de Clara Schumann.
Les trois artistes sont jeunes et talentueux et nous connaissons déjà les grandes qualités et l’éclectisme audacieux du répertoire d’Elsa Dreisig. La soprano, notamment formée dans l’équipe lyrique du Staatsoper Oper de Berlin, a déjà chanté des Lieder, en récital et sur disque. Sa prosodie allemande est parfaite et, à l’instar des chanteurs de référence d’hier (Fischer-Dieskau, Wunderlich) et d’aujourd’hui (Goerne, Gerhaher, Kaufmann), elle sait merveilleusement bien incarner cette succession de petites histoires, exprimer ces sentiments contrastés et s’adapter aux évolutions musicales imposées par Schumann dans un cycle particulièrement vivant et dynamique.
Allier les moyens d’une chanteuse d’opéra, capable de sublimer une Juliette (Gounod) dans l’immense salle de la Bastille, et ceux d’une « diseuse » de poèmes, c’est rare et précieux.
Et l’on songe précisément à tous ces grands rôles dans lesquels on l’a écoutée avec plaisir, de Mozart à Strauss, quand on l’entend nous murmurer à l’oreille d’une voix douce au timbre pénétrant « Noch ein Gruß, auf Wiedersehn/S’ist kein Abschied, kein Vergehn » (encore un souhait, se revoir/ce n’est pas un adieu ni une disparition) du magnifique « Beim Abschied » , de Clara Schumann qui termine le concert.
Mais c’est dès le « Im wunderschönen Monat Mai » (Au merveilleux mois de mai) que Elsa Dreisig, énergiquement accompagnée par un Romain Louveau en grande forme, nous séduit par sa belle interprétation.
Le cycle a été écrit pour une voix masculine, baryton ou ténor, mais a déjà été chanté maintes fois par des sopranos. Il n’en demeure pas moins que l’on est surpris et rapidement envoûté par la tonalité cristalline aux aigus parfois un peu coupants mais aux harmonies parfaites qui s’élève alors dans la salle après la courte (et célèbre) introduction au clavier.
Le piano et la voix se répondent, se rencontrent, se séparent, l’on est parfois bousculé par une arythmie volontaire, par les silences si courts mais perceptibles qui séparent la soudaine accélération sur le troisième Lied – « Die Rose, die Lilie, die Taube, die Sonne » – sorte d’inventaire des merveilles du monde qui ne sont rien face à la bien-aimée.
Les Lieder s’enchaînent sans temps mort comme il est de coutume, pour garder l’unité de cette véritable guirlande de sentiments. Dès le quatrième Lied – « Wenn ich in deine Augen seh » (À tes yeux si beaux), chanté avec la lenteur un peu langoureuse requise, l’on ressent parfaitement dans la voix de Elsa Dreisig, ce léger doute qui s’immisce dans la pensée du poète face à l’amour et son « Ich Liebe dich » est juste sublime. Le piano s’est fait lui aussi tout doux, empreint d’une gravité qui annonce de possibles malheurs après les gaités du début du cycle.
Du « Ich will meine Seele tauchen » (Je veux immerger mon âme) à la belle harmonie poétique, au solennel « Im Rhein, im heiligen Strome » (Au bord du Rhin, dans la ville sainte) qui suit et fait appel au grave de l’interprète tout en ménageant des phrases musicales plus aiguës et plus douces (notamment un magnifique « Im Dom da steht ein Bildnis/Auf [goldnem Leder] gemalt »), nos deux artistes démontrent leur parfaite entente et vont vibrer la salle d’émotion.
D’autant que vient celui qui est sans doute le plus bel opus du cycle, le fameux « Ich grolle nicht » ( je n’ai pas de rancune) où l’art des nuances atteint des sommets avec des phrases presque coléreuses et des retombées plus calmes et réfléchies, des aigus héroïques et dramatiques et une sorte de résignation finale.
Elsa Dreisig se joue de toutes ces difficultés techniques sans problème, y compris les descentes dans les graves ou les montées dans les aigus qui s’arrondissent de plus en plus et deviennent magnifiques. Elle apporte une réelle fraicheur assez nouvelle et presque enivrante tandis que Romain Louveau, toujours très précis et très romantique, excelle à son tour dans l’accompagnement du très rapide « Und wüssten’s die Blumen » (si les fleurs le savaient). L’énergique « Das ist ein Flöten und Geigen » (c’est une flûte et des violons) est magnifiquement prosodié, chaque syllabe sonnant comme si elle était jouée par différents instruments, et le mélancolique « Hör’ ich das Liedchen klingen » ( j’entends le son de cette petite chanson) permet à Elsa Dreisig de déployer tout son art du legato sur un médium superbe qui se termine avec « l’immense chagrin qui m’oppresse ».
La rage succède à nouveau à la tristesse avec l’ironique et mordant « Ein Jüngling liebt ein Mädchen » (Un jeune homme adore une belle) plus extériorisé avant d’en terminer provisoirement avec les Dichterliebe sur le tout doux et délicat « Am leuchtenden Sommermorgen » (Par un matin d’été splendide) qui nous ramène en quelque sorte aux premiers Lieder du cycle.
Les artistes ont alors choisi d’insérer la Romance op 22 n. 1 pour piano et violon de Clara Schumann. Tandis que Elsa Dreisig s’installe sur une chaise, le violoniste Nikola Nikolov quitte la sienne pour ce court morceau, empreint de romantisme et magnifiquement exécuté par les deux instrumentistes dont la complicité ne fait aucun doute.
Autant nous avons déjà eu l’occasion d’admirer chez Romain Louveau, la musicalité et l’originalité de ce pianiste directeur artistique de la compagnie Miroirs étendus, notamment au travers du Winterreise à deux voix sur cette même scène, autant nous découvrions, avec plaisir, le violoniste du trio, membre de l’orchestre de Paris.
Après ce court intermède, présent comme pour rappeler l’importance de la figure de Clara dans la réalisation de ce cycle, Elsa Dreisig termine son périple amoureux, avec la triste rêverie « Ich hab’ im Traum geweinet » (En pleurant j’ai rêvé), accompagné des accords funèbres du piano, où elle appuie avec douleur les phrases musicales les plus emblématiques avant d’aborder le Lied suivant, façon berceuse, « Allnächtlich im Traume » (Chaque nuit, en rêve)).
Les deux derniers Lieder du cycle sont particulièrement complexes avec de nombreux changements d’expressivité, le poète passant du sautillant mais résigné « Aus alten Märchen winkt es » (Des vieux contes de fée), qui parle de ce pays lointain rendu inaccessible par la triste réalité qu’Elsa Dreisig aborde avec toute a subtilité des constats amers des derniers vers « Ce pays merveilleux en rêve/Bien souvent m’apparaît, la nuit /Mais, hélas! quand le jour se lève,/Comme une ombre il s’évanouit ! » tandis que le piano de Romain Louveau conclut par quelques accords sautillants comme si on pouvait encore croire au bonheur.
Et c’est la gravité, voire la solennité du malheur qui achève le cycle par le magnifique « Die alten, bösen Lieder » (Chants d’amour, tourments de mon âme), très rythmé et qui sollicite le registre le plus grave de l’interprète sur cette fin lente et presque murmurée « Ce grand cercueil est nécessaire /Car, apprenez que sans retour/Dans sa nuit profonde il enserre/Et ma souffrance et mon amour ! », suivie de quelques arpèges mélancoliques du clavier.
Après une courte pause, la deuxième partie est introduite par les trois premiers mouvements de la Sonate pour piano et violon op 121 de Robert Schumann, lent puis vif en ré mineur, très animé en si mineur puis doucement, simplement en sol majeur.
Les contrastes sont très bien maitrisés même si on est surpris par le choix de rejeter le magnifique quatrième mouvement, à nouveau en mode mineur, très agité et très réussi d’ailleurs, après les deux Lieder opus 13 de Clara Schumann par Elsa Dreisig (« Ich stand in dunklen Träumen » et « Sie liebten sich beide ») et la Fantasiestücke op 73 instrumentale de Robert Schumann à la très belle virtuosité.
Le dialogue entre les œuvres des deux époux prend d’ailleurs un caractère personnalisé, fruit de la réflexion musicale des trois artistes, visiblement très unis autour de ce projet.
Et la conclusion reviendra après une longue ovation pour les exploits du violoniste, à Elsa Dreisig pour un dernier Lied, de Clara cette fois, le « Beim Abschied », sorte d’adieu des artistes à la salle qui accueille la beauté des prestations par de longs rappels que les artistes honorent avec la grâce d’une jeunesse souriante et remplie de promesses. A l’image du beau « Morgen » de Richard Strauss, offert en bis au public ravi. Demain, le soleil brillera à nouveau…
Rappelons que l’ensemble du programme des Lundis musicaux est produit par Le Balcon.
Voir les prochaines séances ici
La salle de l’Athénée Louis Jouvet prévoit la projection des titres et des paroles des airs et Lieder interprétés, confort appréciable pour le spectateur.
Photo © Athénée Louis Jouvet
Traductions originales et surtitres (commande de Miroirs Étendus) Antoine Thiollier • Lumières Catherine Verheyde • Vidéo Yann Chapotel • Régie vidéo Nicolas Lavergne