A l’occasion de la sortie de leur nouvel album Passage secret, pour le label Alpha Classics, le duo Berlinskaya-Ancelle nous fait découvrir un répertoire exquisément espiègle et délicatement joyeux d’œuvres évoquant l’imaginaire enfantin. Une porte ouverte qui donne sur l’univers de l’enfance raconté par Debussy, Bizet, Fauré, Aubert et Ravel et un moment de pur bonheur.
Ce 22 mars, la magnifique Salle Cortot est presque comble. Les grincements accentués des chaises de quelques spectateurs retardataires témoignent de la qualité acoustique exceptionnelle de ce chef-d’œuvre Art déco, construit en 1929 entièrement en bois pour « sonner comme un violon » suivant la vision de son architecte Auguste Perret. Dès que les divers bruits cessent, le journaliste Stéphane Friédérich prend le micro pour présenter « le duo qui révolutionnera l’univers des quatre mains et de deux pianos.»
Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle défendent ce répertoire unique avec un talent et une énergie rares. Les deux pianistes ont également ouvert la première classe dédiée aux duos de pianos en France, à l’École Normale de Musique de Paris. Afin de donner au duo de piano une place à l’égal des autres formations de musique de chambre, Berlinskaya (qui était la seule élève élève de Sviatoslav Richter) et Ancelle ont répertorié plus de 10 000 partitions pour deux pianos ou pour quatre mains dans une base de données libre d’accès : Open Piano-Piano Database. En 2020, le duo fusionnel sur la scène et à la ville crée le Rungis Piano Festival et L’Académie Piano-Piano qui en émane, pour faire découvrir le répertoire de duo de piano et à quatre mains aux spectateurs et pour offrir une formation spécialisée aux jeunes talents dans cette formation.
Dans son introduction aussi passionnante qu’exhaustive, Stéphane Friédérich contextualise ces pièces narratives, raffinées et imagées qui demandent pour la plupart une grande compétence, voire une virtuosité, de la part de ses interprètes. Composées entre 1890 et 1930, ces trésors musicaux reflètent une conception de l’enfant plus bienveillante en France qu’en Allemagne (« Dans Kinderszenen (1838), Schumann décrit l’enfant d’un point de vue adulte, alors que le rapport à l’enfant en France est marqué par l’intimité, le dialogue et beaucoup de tendresse »). A l’époque, l’enseignement du solfège aux enfants était répandu, ce qui n’était manifestement pas sans conséquences, car « on ne s’imagine pas le nombre de mariages qui s’est fait grâce au piano à quatre mains. »
Observant les deux pianistes qui se regardent avec complicité pendant que leurs mains se touchent en se croisant et leurs corps penchent l’un vers l’autre, on peut, au contraire, tout à fait s’imaginer que l’intimité du piano à quatre mains est loin d’être une affaire innocente. L’esprit tordu pense immédiatement à la difficulté à laquelle serait confronté un couple qui se serait disputé juste avant de monter sur scène. Ancelle répond avec un sourire désarmant : « Très bonne question. Je ne sais pas. Nous sommes mariés depuis 2011 et nous ne nous sommes jamais disputés. »
L’ambiance de Passage secret est intime, joueuse et légère et la sélection de morceaux judicieuse. Des petits trésors d’une grande délicatesse et d’une richesse musicale qui – pour citer Debussy – « ne cherchent qu’à faire plaisir ». L’album ouvre avec les Jeux d’enfants de Bizet, mais Berlinskaya et Ancelle débutent le concert avec la Petite Suite L65, que Debussy compose entre 1886 et 1889 pour les amateurs doués. Les deux premiers mouvements, En bateau et Cortège, s’inspirent des poèmes du recueil Fêtes galantes de Paule Verlaine. Berlinskaya et Ancelle nous entraînent dans l’univers enveloppant d’une enfance joyeuse et insouciante qui se termine par le célèbre mouvement Ballet, l’un des morceaux emblématiques de la bande originale du film Henry et June (1990).
Avant de passer à la suite du programme, Arthur Ancelle se lève du piano pour introduire le premier bis : La Chaise à porteurs, op. 55/2 de Cécile Chaminade, dédié à sa compagne Jeanne Costallat. Chaminade était une grande compositrice française que Bizet appelait « mon petit Mozart » et Liszt aurait dit d’elle lui faisait penser à Chopin. Ce morceau délicieux et tendre d’une minute et demie introduit douze Jeux d’enfants op. 22 de Georges Bizet.
Bizet allait devenir père – son fils Jacques naîtra en juillet 1872 – ce qui a sans doute inspiré la composition de ces douze pièces pour piano à quatre mains à l’automne 1871. Avec Les Jeux d’enfants, Bizet introduit ce genre en France. Il sera suivi par Fauré, Debussy et Ravel. Bizet ne profitera pas longtemps de son fils car il meurt en 1875, alors que Jacques n’a que trois ans, mais les pièces écrites pour lui reflètent le soin du détail et l’amour d’un père en devenir qui s’imagine les jeux auxquels s’adonnera son enfant.
L’Escarpolette, La Toupie, La Poupée, Les Chevaux de bois, Le Volant, Trompette et tambour, Les Bulles de savon, Les Quatre coins, Colin-Maillard, Petit mari, petite femme et Le Bal sont autant d’aperçus imagés et dans l’état d’esprit d’un enfant qui joue : tantôt rêveur, poétique ou mélancolique, tantôt enjoué, vif, imaginatif et bondissant. Cette suite ludique et narrative repose sur un ordre musical minutieux et raffiné. Chaque mouvement porte, en plus du titre du jeu d’enfants évoqué, un titre de genre musical. Berlinskaya et Ancelle nous livrent ces deux lectures. Ils sont à la fois des enfants qui se chamaillent, échangent des clins d’œil et se touchent les mains et des musiciens exigeants et attentifs à chaque détail de cette œuvre d’orfèvrerie musicale.
« Fini, les courses-poursuites dans l’appartement, on passe à autre chose », Stéphane Friédérich annonce la suite du programme après un bref entracte. « A partir de maintenant, c’est comme Un dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier. Il ne se passe rien. » Pourtant, il s’en passe des choses dans ces courtes pièces de Dolly, op. 56 que Gabriel Fauré a composées en l’honneur d’Hélène (surnommée Dolly), la fille d’Emma Bardac, une brillante femme du monde, maîtresse de Fauré et future Madame Debussy.
A travers les six mouvements qui composent la partition, Fauré décrit la vie et l’univers de la petite Dolly et future madame Gaston Pochet Le Barbier de Tinan. Plusieurs morceaux ont été écrits pour les anniversaires de Dolly ou pour marquer d’autres événements ou personnages familiaux. Le duo débute la partition avec La Berceuse, une exquise pièce fraîche et douce, écrite en 1863. Le deuxième, Mi-a-ou, un scherzo-valse vif, a été composé pour le deuxième anniversaire de Dolly en 1894. Le nom vient de Aoul, comme la petite fille appelait son grand frère Raoul Bardac, futur compositeur et pianiste français. Le rêveur Jardin de Dolly a été composé pour le troisième anniversaire de Dolly en 1895 et Ancelle le joue avec le sourire d’un petit garçon, comme s’il y était. Une année plus tard, Kitty-Valse, l’éblouissante valse-caprice qui évoque les bonds animés de la petite chienne Kitty, marquera le quatrième anniversaire de sa petite maîtresse. La Tendresse exprime le charme de la petite fille au travers de la tendresse partagée de deux adultes derrière le Kawai, et Le pas espagnol, clôture la suite avec un brillant éclat de rire en musique, parfaitement exécuté par le duo impeccablement coordonné.
Élève de Gabriel Fauré, Louis Aubert est un compositeur raffiné, original et rigoureux, mais aussi un excellent pianiste, choisi par Ravel pour créer ses Valses nobles et sentimentales qui lui seront dédiées. Les Feuilles d’images, recueil de pièces pédagogiques expressives et hypnotisantes, est rarement joué. Mais avant de nous faire découvrir ce répertoire, Arthur Ancell annonce une petite surprise écrite par le compositeur français André Caplet et dédié aux « enfants bien sages. » Une Petite marche bien française du recueil d’exercices de méthode pianistique intitulé Un tas de petites choses. Pour jouer ce morceau, Ancelle se mettra à la place de l’élève et Berlinskaya à la place du maître, récréant ainsi la situation de leurs premières rencontres. Les morceaux du recueil sont écrits pour deux parties de piano qui ne sont pas d’égales forces. La partie supérieure, pour l’élève, n’utilise que les cinq doigts placés sur do, ré, mi fa et sol sans déplacements. En revanche, la partie inférieure, pour le maître, est contrapuntiquement développée et harmonisée en plusieurs tonalités.
Pour jouer les Feuilles d’Images : Cinq pièces enfantines, ils vont à nouveau changer de place – « on revient à nos rôles normaux de maître et d’élève, » plaisante Ancelle. Penchés ensemble vers le clavier et l’un vers l’autre, ils joueront Confidence, pièce lente et grave, avant de passer à l’entraînante Chanson de route aux sonorités japonisantes, à la Sérénade expressive et éloquente, Des pays lointains, morceau contemplatif et intime et l’ironique et bondissant Danse de l’ours en peluche.
Arthur Ancelle prend la parole pour introduire une nouvelle mignardise qui illustre « la simplicité et l’élégance de la composition française, » évoquée par Stéphane Friédérich dans ses propos introductifs, « mais, elle est écrite par un Anglais. » Le charmant morceau en question, Rockabye Baby, fait partie du recueil Over the Hills and Far Away, écrit par le compositeur et pianiste jazz Richard Rodney Bennett et paru sur l’album Letters to Lindbergh en 2012.
Après ce troisième bis hors programme, Berlinskaya et Ancelle attaquent la ravissante suite pour piano Ma mère l’Oye, d’après le recueil de contes de Charles Perrault. Maurice Ravel écrit cette suite pour piano entre 1908 et 1910 à l’intention des enfants de ses amis Ida et Cipa Godebski, Jean et Mimi. Originaire de Pologne et installé à Paris, le couple Godebski tient un salon fréquenté par les artistes, dont Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Toulouse-Lautrec, Maurice Ravel, Igor Stravinsky, Erik Satie, le Groupe des Six, Stéphane Mallarmé et Paul Valéry. Cipa Godebski est le demi-frère de la mécène, égérie et pianiste Misia Sert, qui fera l’éducation mondaine et artistique de Coco Chanel et l’introduira dans la bonne société. Misia Sert défendra les œuvres avant-gardistes dont Le Sacre du Printemps de Stravinsky et La Valse de Ravel.
Dans ses « Quelques souvenirs intimes sur Ravel » de 1938, Mimi Godebski, épouse d’Aimery Blacque-Belair, se rappellera qu’elle et son frère Jean jouaient avec Ravel et l’écoutaient raconter des contes. La déception des enfants était immense quand il s’est avéré qu’ils n’arriveraient pas à créer la version à quatre mains de Ma mère l’Oye, trop difficile pour eux. Après une première présentation de l’œuvre par les enfants Godebski dans un cadre privé, Ma mère l’Oye sera créée lors d’un concert à la salle Gaveau à Paris le 20 avril 1910 par deux pianistes issus du Conservatoire de Paris. Ravel en écrira une version pour orchestre en 1911 et un ballet en 1912.
Berlinskaya et Ancelle jouent la suite de cinq petites pièces simples avec une légèreté et une finesse toutes enfantines, comme le feraient avec leurs petits doigts Mimi et Jean s’ils étaient arrivés à nous raconter La Pavane de la Belle au bois dormant, Le Petit Poucet, La Laideronnette, Impératrice des Pagodes, Les Entretiens de la Belle et de la Bête et Le Jardin féerique avec le charme et la douceur de grands enfants qu’ils sont.
La soirée qui célèbre le regard que posent des compositeurs français sous la Troisième République sur l’enfant et l’enfance se termine en beauté par une vertigineuse et sarcastique chasse poursuite russe de Dmitri Chostakovitch : La Poursuite (piano pour quatre mains) extraite de la musique du film Les Aventures de Korzinkina (1941), une comédie excentrique sur une caissière de la gare qui se mêle constamment des affaires privées des passagers. Un régal !
Visuels : © Nathanael Charpentier