Ce 14 mai au Théâtre des Champs-Elysées, les Wiener Philharmoniker, sous la baguette du chef tchèque Jakub Hruša, déroulent un programme fastueux aux accents slaves, réunissant Žarlivost (Jalousie) de Leoš Janáček, Roméo et Juliette de Serguei Prokofiev et la Symphonie N°5 de Dmitri Chostakovitch.
Les Wiener Philharmoniker sont, tout d’abord, un spectacle pour les yeux. Les hommes – car la prestigieuse phalange viennoise est à prédominance masculine – sont élégamment vêtus de queues-de-pie et ils entrent en scène du Théâtre des Champs-Elysées selon un protocole bien établi. Les musiciens suivent le Konzertmeister (le premier violon Volkhard Steude), s’installent rapidement, serrent la main de leur voisin, accordent leurs instruments et attendent l’arrivée du chef d’orchestre tchèque, Jakub Hruša. Chef principal du Bamberg Symphony et directeur musical désigné de la Royal Opera House où il prendra ses fonctions en 2025, le quadragénaire dirige régulièrement les Wiener Philharmoniker, ainsi que d’autres ensembles renommés en Europe et aux Etats-Unis.
Le petit bijou de cinq minutes de Janáček, Žarlivost, « jalousie » en tchèque, est initialement prévu comme prélude à l’opéra Jenůfa. Ecrit en 1894, Žarlivost s’inspire d’une chanson de brigand morave intitulé « L’homme jaloux » qui décrit l’amour de deux frères pour une même femme et se termine avec le vers « Je préférerais te couper la tête plutôt que de laisser un autre t’aimer quand je ne serai plus là. » Les éléments de cette chanson apparaissent dans l’opéra, mais Janáček décide de ne pas intégrer le prélude dans Jenufa lors de sa création à Brno en 1904. Il rempace l’agitation passionnelle rehaussée par des signaux fanfares de Žarlivost par le tic-tac sinistre du xylophone qui ouvre Jenůfa depuis.
Heureusement, la partition du prélude initial a été conservée comme morceau de concert sous le titre Žarlivost. Ouvrant avec un tonnerre de tympans et de cuivres, Žarlivost fait alterner des sections violentes et orageuses avec des passages évoquant une beauté de sentiments avant d’exploser dans une furie destructrice qui n’est pas sans rappeler l’air fervent de Laca, l’homme jaloux qui, possédé par une colère incontrôlable, lacérera la joue de l’infidèle Jenůfa dans le premier acte de l’opéra du même nom. Les Viennois, sous la direction compétente du jeune chef tchèque, nous offrent une interprétation bien tournée de ce morceau d’une beauté saisissante.
Comme Jenůfa, le ballet Roméo et Juliette de Prokofiev sera créé à Brno, en 1938. Écrit en 1935, le premier ballet inspiré par la fameuse pièce de théâtre de William Shakespeare, connaîtra une création difficile. Initialement prévue pour le Ballet Kirov à Leningrad, la production en trois actes, quinze scènes et cinquante numéros de danse, est transférée au Bolchoï avant d’être rejetée par les danseurs qui refusent de danser sur la musique « inaudible » et « rythmiquement trop complexe » de Prokofiev. Revenu des États-Unis en 1933 à l’invitation de Staline, pour devenir le compositeur officiel de l’Union Soviétique, Prokofiev est alors contraint de transformer sa partition en trois suites orchestrales en attendant la création de son ballet. Celui-ci, sera finalement réalisé par Kirov en 1940 et connaîtra un succès retentissant.
Les Viennois et Jakub Hruša choisiront neuf numéros que Prokofiev avaient tirés de son ballet Roméo et Juliette et ils les assembleront dans un panachage de « tubes » comme, par exemple, « Montaigus et Capulets, » « Masques » et « La mort de Thybalt, » encadrés par les deux numéros extrêmes de la partition. La sélection de morceaux (trop) connus et l’ordre, qui fait se succéder « Roméo au tombeau de Juliette » et « La mort de Juliette, » entraînent une surenchère de félicité exaltée qui n’est pas sans rappeler l’ambiance autosatisfaite d’un concert de Nouvel An. Ébloui par les sonorités veloutées des cordes viennoises, Jakub Hruša offre au public une interprétation de Roméo et Juliette lisse et sans prise de risque, d’une incontestable beauté, mais qui n’a plus grand-chose à voir avec la modernité abrasive et disruptive de Prokofiev.
Après l’entracte, le programme enchaîne avec la Cinquième de Chostakovitch. Une fois de plus, Wiener Philharmoniker et Hruša font le choix de popularité : la Cinquième reste la symphonie la plus jouée et la plus enregistrée de Chostakovitch. Écrite en trois mois à l’occasion du 20ème anniversaire de la Révolution de 1917 et créée le 21 novembre 1937 à Leningrad sous la baguette d’Evgeni Mravinski, la Symphonie N° 5 est l’œuvre pourtant la plus amèrement ambiguë de Chostakovitch.
Après la condamnation féroce de Lady Macbeth de Mtsensk par Joseph Staline en janvier 1936, le compositeur devient un « ennemi du peuple » et son œuvre est interdite dans toute l’Union Soviétique. Au printemps 1937, Chostakovitch est convoqué pour un interrogatoire. On lui demande d’accuser son ami et protecteur, le maréchal Michail Toukhatchevski, de complot dans le but d’assassiner Staline. Au défilé du 1er mai 1937, Toukhatchevski est encore au côté de Staline sur la Place Rouge. Arrêté trois semaines plus tard, il sera exécuté le 12 juin 1937. Entre juin 1937 et juillet 1938, Staline fera éliminer tout le commandement de l’Armée rouge et plus de 75 000 officiers. Chostakovitch se croit un homme mort. Il passe ses nuits devant l’ascenseur, une mallette contenant son pyjama contre sa jambe, à fumer et attendre que l’on vienne le chercher.
C’est en ce même printemps 1937 que Chostakovitch écrira sa Cinquième symphonie. Dans un article intitulé « Ma réponse d’artiste, » publié le 25 janvier 1938 dans le journal Vetcherniaia Moskva, il déclarera que la Cinquième est » la réponse concrète et créative d’un artiste soviétique à une critique justifiée » et s’expliquera : « Je ne peux pas penser à mes futurs progrès en dehors de la structure socialiste, et l’objectif que je me suis fixé pour mon travail est de contribuer en tout point à la croissance de notre remarquable pays. » Il ajoutera : « Dans ma Cinquième symphonie, je me suis efforcé à ce que l’auditeur soviétique ressente dans ma musique un effort en direction de l’intelligibilité et de la simplicité. » Cet acte de contrition lui fera regagner les faveurs officielles et permettra à sa musique de revenir sur scène.
Acclamée par le pouvoir soviétique et utilisée comme outil de propagande, la Cinquième est pourtant loin d’être repentante. « C’est un cri de rébellion, avec des premières mesures empreintes de colère et une conclusion à peine plus optimiste, » résume à son propos la musicologue Betsy Schwarm, tandis qu’André Lischke décrit la Cinquième comme « une œuvre autobiographique que traverse le drame vécu et surmonté par le compositeur, et qui se conclut par le cri final de victoire ou de défi. En pleine période des purges staliniennes, quand l’angoisse collective était à son apogée, la tension émotionnelle de la symphonie fut perçue par l’auditoire avec une acuité exceptionnelle. »
La Cinquième est pétrie de tensions mortifiantes entre la nécessité de protéger les siens et la volonté de préserver sa dignité, entre l’héroïsme auquel on aspire et la lâcheté qui nous plombe, entre la rage et la soumission, entre la peur et la rébellion et avant tout, entre le premier et le deuxième degré. Nonobstant, Jakub Hruša et les Wiener Philharmoniker nous livrent une Cinquième soporifique et dénuée de toute tension. Les tempos sont trop lents dans tous les mouvements et malgré des passages sublimes des cordes, des harpes et des violoncelles, la paresse d’une interprétation qui ne sort jamais de sa zone de confort laisse un goût amer. L’indéniable somptuosité du son viennois ne suffit pas pour révéler la vérité que Chostakovich a cachée entre les lignes au péril de sa vie.
Visuel : © Dieter Nagl