Ce 26 juin la grande salle du Kulturpalast de Dresde est pleine pour l’unique représentation de Symphonie n 7 «Léningrad» de Dmitri Chostakovitch. L’événement phare de la saison et la seule œuvre au programme ce soir, la «Léningrad» inaugure ainsi les Journées Internationales Chostakovitch qui se dérouleront entre le 27 et le 30 juin à Gohrisch.
En 1960 et en 1972, le compositeur a passé quelques jours dans une pension à Gohrisch, une petite ville de la Suisse saxonne à quelques kilomètres de la frontière tchèque. Il y a composé son fameux Huitième quatuor à cordes dédié « à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre. » Aujourd’hui, le parti d’extrême droite AfD réalise un score de 39,5% à Gohrisch, la guerre sévit en Ukraine et la « Léningrad » est instrumentalisée par le régime de Vladimir Poutine pour la justifier.
Rien ne semble laissé au hasard pour réaliser cette œuvre chargée d’histoire. Tugan Sokhiev est initialement prévu pour la diriger, mais contraint d’annuler pour cause de maladie, il a été remplacé au pied levé par Vitali Alekseenok. Les deux hommes vivent en exil. Sokhiev, qui est Russe et réside à Londres, avait quitté ses fonctions de directeur musical de l’Orchestre national du Capitole et du Théâtre Bolchoï après l’invasion russe de l’Ukraine pour ne pas avoir à « choisir entre mes musiciens français et russes », comme il l’a expliqué dans sa déclaration du 6 mars 2022.
Le Biélorusse Vitali Alekseenok vit en Allemagne où il a été nommé Kapellmeister au Deutsche Oper am Rhein en 2022. Il a emporté le prestigieux concours Arturo Toscanini en 2021 quelques mois après avoir été nommé directeur artistique du Festival de musique de Kharkiv qui se déroule désormais sous les bombardements, dans les métros et les hôpitaux. Conjuguant son métier de chef d’orchestre avec celui d’écrivain, Alekseenok publiera en 2021 un récit personnel de la révolution biélorusse intitulé Les journées blanches de Minsk, écrit en allemand et applaudi par la lauréate biélorusse du prix Nobel de la littérature, Svetlana Alexievitch.
On pourrait entendre une mouche voler, tant l’ambiance est solennelle dans cet impressionnant auditorium moderniste de 2500 places. Malgré la chaleur – le thermomètre extérieur affiche 30 degrés à 20h – le public vient endimanché. Personne ne tousse ni n’applaudit pendant les courtes pauses entre les mouvements. Les amateurs de Dmitri Chostakovitch présents dans la salle sont silencieux et respectueux, conscients de la portée politique et historique de cette musique, même si l’enjeu n’est pas forcément le même pour tous.
Dédicacée par le compositeur à « la lutte contre le fascisme », la « Léningrad » est à la fois le requiem aux victimes de la guerre et le symbole d’une résistance héroïque d’une ville encerclée par les Nazis, affamée et meurtrie, mais jamais vaincue. Pour beaucoup, cette symphonie emblématique représente l’Ukraine martyrisée, pour d’autres, la Russie assiégée.
Une confiance calme et exigeante émane de ce jeune homme svelte, vêtu d’un sobre costume noir au col chinois, qui se hisse sur le podium devant l’orchestre de la Sächsische Staatskapelle. Dès les premières mesures, Vitali Alekseenok impose un tempo nerveux à ce premier mouvement vigoureux qui représente l’invasion allemande. Il cisèle chaque nuance ou changement d’ambiance avec rigueur et économie et construit la tension montante en contrastant des lumineux solos de la petite harmonie avec l’obscurcissement menaçant qui s’approche avec un insistant roulement de tambour en fond.
À chacune des douze répétitions du thème principal, l’ambiance s’alourdit et le volume s’amplifie, mais Vitali Alekseenok ne se laisse jamais emporter par la puissance de l’orchestre surdimensionné. Tel le capitaine d’un bateau de sauvetage sur une mer déchaînée, il arrache les moreaux grotesques et sordides aux formidables déferlantes des vents et des percussions, sans pathos et avec une maîtrise qui nous fait dresser les cheveux sur la tête.
Le court scherzo lyrique du deuxième mouvement commence par un thème enjoué et sarcastique, introduit par le premier violon Yuki Janke et repris par Céline Moinet au hautbois, avant que les autres instruments n’interviennent avec leurs mélodies et rythmes frénétiques dans un joyeux tumulte chostakovitchien. Le troisième mouvement ouvre sur une séquence lente et soutenue des bois, accentuée par les cors. Une sonorité apaisée, proche d’orgues, s’installe furtivement, mais la sérénité se trouve vite interrompue par les discordances de la guerre qui resurgit. Comme un chef qui prépare ses troupes pour la contre-attaque, Vitali Alekseenok guide l’orchestre d’un pianissimo de cordes riche en couleur et texture – on entend même le gong que le percussionniste touche à peine – au passage endiablé et bruyant qui indique que le peuple s’est dressé contre l’envahisseur.
Le dernier mouvement évoque une victoire prochaine, sans pour autant oublier les nombreux sacrifices qui seront encore nécessaires. Les violons et les flûtes commencent par une petite mélodie que Alekseenok sculpte avec l’attention au détail d’un horloger suisse. Les quelques passages aux accents funèbres sont exécutés sans hâte, ni compromis. Les pizzizati des violoncelles et des basses soulignent la séquence des cordes avant le retour aux thèmes des mouvements précédents. Une répétition obstinée, reprise par les bois, les cordes et les percussions, nous entraîne inexorablement vers une apothéose finale, triomphante et ravageuse.
Heureux et fier, Vitali Alekseenok essuie la sueur de son front et affiche un grand sourire devant ce public qui bondit comme un seul homme dès les dernières mesures et applaudit debout pendant les cinq rappels. Pas un seul spectateur ne quittera la salle avant le signe du premier violon. Dans la ville martyre de Dresde, anéantie entre le 13 et le 15 février 1945 par 3900 tonnes de bombes américaines et britanniques, Vitali Alekseenok et l’orchestre de la Sächsische Staatskapelle donnent corps à un profond rejet de la guerre et de l’oppression qu’est – avant toute considération politique – la « Léningrad » de Chostakovitch.
Visuels : © Oliver Killig