Ce jeudi 27 juin, le concert d’ouverture à Gohrisch est empreint de symboles forts qui répondent à une actualité aussi politique qu’intime. Trois compositions pour cordes de Dimitri Chostakovitch encadrent un douloureux Kaddish d’Alexandre Raskatov, interprété par Elena Vassilieva le soir de la disparition de leur grand ami, le compositeur Alexandre Knaïfel.
Après une «Léningrad» empreinte de gravité, qui ouvre le festival à Dresde la veille, les Journées Chostakovitch se poursuivent à Gohrisch, une petite commune dans la Suisse saxe où le compositeur a passé quelques jours en 1960 et en 1972 dans la Maison d’hôtes du Conseil des ministres de la RDA (rebaptisé Parkhotel Albrechtshof depuis). Pendant son premier séjour à Gohrisch, Chostakovitch y a écrit le Huitième quatuor à cordes op. 110, son unique œuvre composée hors de l’Union soviétique.
Les plus grands artistes et les amateurs de Chostakovitch venant du monde entier se retrouvent dans la grange de Gohrisch autour d’un programme dédié au compositeur et à son cercle. Pour les accueillir, la coopérative Oberes Elbtal vide sa grange sur les hauteurs de Gohrisch de ses stocks de foin et 680 sièges y sont installés à la place. Chaque année, le festival programme un compositeur contemporain et un compositeur historique aux côtés et en lien avec Chostakovitch. L’édition 2024 nous fait ainsi découvrir l’œuvre d’Alexander Raskatov et de Modest Moussorgski. L’influence stylistique et esthétique de Moussorgski avait beaucoup marqué Chostakovitch qui a même adapté ou orchestré les opéras Boris Godounov et Khovanchtchina ainsi que le cycle Chants et danses de la mort de Moussorgski.
Ami proche d’Irina Chostakovitch, Alexander Raskatov est un compositeur russe contemporain. Né à Moscou, le jour des funerailles de Staline, le 9 mars 1953, et exilé depuis le début des années 1990 en Allemagne, Raskatov réside aujourd’hui en France. Son œuvre est empreinte de l’esthétique d’Alfred Schnittke et d’Arnold Schönberg et son engagement avec la société est viscéral, tout comme celui de son père, journaliste de premier plan du célèbre journal satirique Krokodil, et de Chostakovitch lui-même. Les opéras de Raskatov sont basés sur des critiques fantastiques et mordantes des régimes totalitaires, qu’il s’agisse du Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov, de la Ferme des animaux de George Orwell ou encore, de Germania d’Heiner Müller.
Les spectateurs rassemblés devant les bottes de paille sirotent le vin blanc et s’interrogent sur la santé de Mme Chostakovitch et l’avenir du festival, expriment leurs craintes quant aux échéances électorales en France, en Saxe et aux États-Unis et abordent la guerre en Ukraine avec précaution. «Le festival dépend des financements publics. Si l’AfD l’emporte en Saxe en septembre, ils vont couper le robinet, ils sont pro-Russes » s’inquiète Thomas, militant écologiste et choriste amateur, venu avec sa femme de Bavière. « Au contraire, » lui rétorque une spectatrice voisine, « Poutine se servira de Chostakovitch, tout comme Staline l’a fait avant lui. »
Dans ses propos introductoires, Tobias Niederschlag, le directeur artistique du festival se veut rassurant. Il se félicite pour la pérennisation du festival, fondé en 2009 par l’Association Chostakovitch à Gohrisch, accueille les dignitaires venant du Ministère de la Science, de la Culture et du Tourisme de Saxe et des municipalités voisines et salue en vieux amis les invités, le compositeur Alexander Raskatov et son épouse, la sopraniste Elena Vassilieva, la réalisatrice Elena Yakovich, l’archiviste principale des Archives Chostakovitch à Moscou Olga Digonskaya, et le directeur du Centre Chostakovich à Paris, Emmanuel Utwiller.
Niederschlag explique ensuite que la lauréate du Prix des Journées internationales Chostakovitch de cette 15ème édition, Irina Chostakovitch, ne pourra être des nôtres car, depuis le début de la guerre en Ukraine, le voyage de Moscou est devenu trop laborieux pour son âge (89 ans). Rappelant la passion de Chostakovitch pour le football, le directeur artistique promet d’interrompre le concert de Gideon Kramer samedi soir si l’Allemagne l’emporte sur le Danemark. En conclusion, il remercie les artistes, qui depuis la création du festival, y participent tous sans contrepartie financière. « Ils n’ont pas de syndicats en Allemagne ? » s’interroge, incrédule, un spectateur français sous une explosion d’applaudissements.
Les Deux pièces pour octuor à cordes, op. 11 du tout jeune compositeur – il n’a que 19 ans lorsqu’il les compose en 1925 – portent déjà clairement sa pâte. Ce court octuor pour cordes d’une durée de sept minutes est l’une des œuvres les plus étranges et captivantes des débuts de Chostakovitch. « A entendre ces pièces écrites pour un mini orchestre de cordes, on penserait facilement qu’il s’agit d’une œuvre de maturité, » précise Alexander Gurdon, chercheur à l’Institut de musique et de musicologie à l’Université technique de Dortmund, partenaire des Journées Chostakovitch, qui avait réalisé des podcasts explicatifs pour le festival.
Basé sur la célèbre combinaison de Mendelssohn d’un double quatuor à cordes, l’octuor op. 11 se compose d’un prélude mélancolique et d’un scherzo fugace. L’œuvre a été réalisé par l’incomparable Quatuor Danel, qui avait enregistré l’intégrale des quatuors de Chostakovitch chez Accentus en 2024, avec le concours des musiciens du Quatuor Fritz Busch, une formation issue des pupitres de la Staatskapelle Dresden.
Le Quatuor à cordes n°6, op. 101 (1956) est l’une des œuvres les plus légères et insouciantes du compositeur, mais l’insouciance chostakovitchienne reste toute relative, car il y cite néanmoins le thème de l’invasion de la Léningrad. Il l’écrit à Komarevo en été 1956, alors que, fraichement veuf (sa femme Nina Varzar meurt subitement en décembre 1954), il vient d’épouser la jeune Margarita Kainova, à la plus grande surprise de ses amis. C’est également l’époque poststalinienne où il se sent libre de critiquer, dans un article de Pravda, le pathos et l’absence de choix et d’exigence. Le Quatuor Danel nous en offre ce soir à Gohrisch une réalisation splendide, remarquablement répercutée par la très bonne acoustique de la grange.
Chostakovitch écrit le Quatuor à cordes n°14 op. 142 en 1972-73. En voyage en Grande Bretagne et en Irlande, il profite pour rendre visite à son ami Benjamin Britten à Aldeburgh. Chostakovitch lui avait dédié sa Quatorzième symphonie et admirait beaucoup l’œuvre de Britten, en particulier son War Requiem. Le Quatorzième quatuor est dédicace à Sergueï Shirinsky, le violoncelliste du Quatuor Beethoven, l’ensemble qui avait créé treize de ses quinze quatuors.
Ne lâchant rien, malgré la chaleur et l’heure tardive, le Quatuor Danel épate le public avec une exécution qui fait dialoguer les instruments dans un respectueux équilibre qui laisse à chaque pupitre le temps de donner le meilleur de lui-même. L’instrument du dédicataire est mis en valeur dans une longue cadence, superbement exécutée par Yovan Markovich. L’expression de béatitude sur le visage du premier violon, Marc Danel, vaut déjà le déplacement. A entendre son solo, même les lucioles survolant les premiers rangs se sont mises à briller de tous leurs feux, provoquant des sourires chez des spectateurs voisins.
Alexandre Raskatov a écrit le Kaddish, prière juive pour les morts, en 1999, après le décès de son père. Son épouse, la soprano Elena Vassilieva, est allé chercher à Moscou l’urne de son beau-père, mort d’un cancer fulgurant le jour où il a reçu son visa pour quitter la Russie. « Chaque fois que je chante cette œuvre, je pense à ces conditions et au fait que Raskatov n’a pas pu dire adieu à son père, » se remémore Vassilieva, pour qui Kaddish a été écrit. Cette « petite œuvre de collection, » comme elle l’appelle affectueusement, est d’une très grande exigence sur le plan vocal. Kaddish est chanté entièrement en pianissimo et son exécution nécessite une tessiture de trois octaves et demie et une parfaite tenue d’un souffle inaudible, technique apprise auprès de sa mentor Elisabeth Schwarzkopf. « De la première à la dernière note, il y a un risque, » conclut Vassilieva.
Kaddish est une oeuvre étonnante, alternant la forme ritualisée de la prière hébraïque pour les morts et l’expression de la souffrance impitoyable qui accompagne l’effondrement d’un univers intérieur. Habitée par une émotion intime et une douleur archaïque, Elena Vassilieva nous pousse sans ménagement à la limite du supportable. Tel un bistouri, sa voix maitrisée s’immisce dans les derniers recoins de nos âmes torturées et fait des incisions dans nos plaies, comme pour arracher les pansements que l’on a si soigneusement appliqué au fil des années. Après avoir entendu le Kaddish de Raskatov, interprété par Elena Vassilieva, on croit se souvenir de notre propre mort. Un coup de poing droit au coeur !
Visuels : © Oliver Killig