Le 14 novembre 2025, la Maison de la musique de Nanterre propose un étonnant spectacle. « Alter Ego » allie les suites pour violoncelles de J.S. Bach et le butō une danse-théâtre japonaise née dans les années 60.
Eric-Maria Couturier est un violoncelliste français né au Vietnam en 1972. Il joue à l’Ensemble intercontemporain depuis 2002. Passionné de pédagogie, professeur aux Conservatoires nationaux supérieurs de Paris et de Lyon, il a cofondé les Ateliers du violoncelle où il enseigne les techniques d’improvisation. Ce soir il va improviser sur les Suites pour violoncelles de Bach. Cette œuvre majeure du répertoire pour violoncelle a été écrite par Bach entre 1717 et 1723 lorsqu’il était maître de chapelle auprès du prince Léopold Anhalt-Köthen. Les six suites comprennent toutes un prélude en ouverture et cinq danses baroques. Tombées dans l’oubli après la mort du compositeur, elles ont été redécouvertes et remises en lumière grâce au talent de Pablo Casals.
Akaji Maro, japonais de 82 ans, est metteur en scène, chorégraphe, acteur, danseur. Il est une figure majeure du Buto, une danse- théâtre née au Japon dans les années soixante. C’est « une danse du corps obscur » créée en rupture avec les danses traditionnelles japonaises Nô et Kabuki. Il est volontiers subversif, reflétant les remous sociaux et politiques du Japon d’après-guerre. Il s’est inspiré du surréalisme français et de l’expressionnisme allemand mais s’oppose à l’américanisation de la culture japonaise.
De la rencontre et de la complicité entre ces deux artistes va naître un spectacle totalement original qui pourrait être un voyage… vers des rives inconnues.
La soirée débute par le solo d’Eric-Maria Couturier qui interprète la 1ère Suite pour violoncelle de J.S. Bach. La grande salle de concert de la Maison de la musique est plongée dans l’obscurité. Le soliste s’assied au pied de la scène, tout près des auditeurs. En pleine lumière, il joue les yeux clos, le visage impassible. Un grand calme va s’emparer du public. La musique de Bach est régulière, apaisante dès le prélude-ouverture. L’auditeur pourra admirer la sérénité et la tendresse de l’Allemande, le rythme dansant de la courante. La sarabande est très mélodieuse, d’une grande pureté. Dans la gigue, le violoncelle déploie une vélocité, une énergie non dénuée de malice. L’interprétation de ce chef d’œuvre par Eric Maria Couturier est fascinante, la concentration du public maximale.
Puis le violoncelliste nous conduit sur scène. Le drame Buto va pouvoir commencer. Nous entendons, comme de loin, un gong, puis une grande déchirure. Le jeu du violoncelle est grinçant, inquiétant. C’est le « chaos de la naissance ». Akaji Maro apparaît sur scène, fragile, tourmenté. Il a le visage fardé en blanc, la moustache et le tour des yeux en noir. Il porte une tunique bleue, son visage est surmonté d’une perruque blanche géante, ébouriffée. Derrière lui Eric Maria Couturier incarne la sérénité. Il pourrait presque être une figure christique avec sa tunique claire, sa longue chevelure, sa barbe blanche. Entre eux, des miroirs dans lesquels se reflète parfois le danseur. Le tableau est esthétiquement très réussi.
La musique retrouve sa sérénité. Les improvisations restent fidèles à la musique de Bach. Elles constituent le socle, le point d’ancrage du spectacle. Akaji Maro est d’abord à terre puis se relève péniblement, en plusieurs fois. La naissance est vraiment difficile. Puis il se déplace sur scène hagard, presque comme un fantôme. Il ne danse pas vraiment, sa performance tient plutôt du mime, de l’expression corporelle pure. Nous assistons au drame Buto un peu perplexes, manifestement nous ne disposons pas de tous les codes… Mais nous ressentons la douleur existentielle, la perplexité face au monde du danseur. Nous partageons l’angoisse de son errance. Nous percevons son désarroi lorsqu’il chute à plusieurs reprises, sa colère lorsqu’il tente de briser son image dans le miroir. « Le chaos de la naissance » conduit jusqu’à « la joie du chaos » : après sa révolte contre la mort, Akaji Maro termine par une extase, les bras levés au ciel, dans un sentiment d’acceptation et de soulagement. Nous avons vécu un étonnant voyage, un voyage vers les rives de l’imaginaire, Ce fut aussi un pas vers une autre culture.
Visuel(c) : Dyod. Akaji Maro