Ce vendredi 24 novembre, devant la salle Érasme comble du Palais de la musique et des congrès à Strasbourg, la soliste Charlotte Julliard, le chef d’orchestre Stanislav Kochanovsky et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg célèbrent les « Figures de l’héroïsme » avec le Concerto pour violon n° 2 de Béla Bartók et la Symphonie n° 3 « Eroica » de Ludwig van Beethoven.
Composée en 1937-1938, l’écriture du Concerto pour violon n° 2 coïncide avec une période difficile pour Bartók. Le compositeur hongrois observe avec une inquiétude croissante l’Europe et la Hongrie dériver de plus en plus sous l’emprise des dictateurs fascistes. Il refuse d’emblée de se compromettre avec les nazis et leurs alliés hongrois. Il ne se produit plus en Allemagne après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, interdit la diffusion de ses œuvres en Allemagne et en Italie, change de maison d’édition Universal Edition à Vienne, nazifiée suite à l’annexion de l’Autriche en 1938, proteste contre les lois anti-juives hongroises et demande à ce que ses œuvres participent l’exposition de la musique « dégénérée » à Düsseldorf en mai 1938.
Le 23 mars 1939, l’ami du compositeur et dédicataire du deuxième concerto, le violoniste hongrois Zoltán Székely, créera l’œuvre à Amsterdam, avec l’Orchestre royal de Concertgebouw sous la direction de Willem Mengelberg. Quelques mois après, le 10 mai 1940, l’Allemagne envahira les Pays-Bas et Mengelberg, dont les deux parents étaient Allemands, lèvera sa coupe de champagne pour célébrer les liens étroits entre l’Allemagne et les Pays-Bas. Après la guerre, le Conseil d’honneur néerlandais pour la musique lui interdit à vie de diriger aux Pays-Bas et la reine Wilhelmina lui retire sa Médaille d’or d’honneur en 1947. Mengelberg finira ses jours en Suisse où il mourra en 1951. Béla Bartók quitte la Hongrie pour les États-Unis après la mort de sa mère en décembre 1939. La veille de son départ pour New York en octobre 1940, il rédige son testament, stipulant que tant qu’il resterait à Budapest une rue, une place ou un monument dédié à Hitler ou à Mussolini, aucun ne porterait son nom. Bartók s’éteint le 26 septembre 1945 à New York vaincu par la leucémie à l’âge de 64 ans. Ses restes seront transférés au cimetière de Farkasrét à Budapest le 25 juin 1988.
Œuvre de maturité, le Concerto pour violon n° 2 de Bartók est un concerto en trois mouvements. Le premier mouvement, Allegro non troppo, est introduit par la harpe et des pizzicati et construit autour de deux thèmes, le premier, lyrique et porté par le violon, et le second, reposant sur douze sons chromatiques sans répétition. Le deuxième mouvement, Andante tranquillo, est une suite de variations, précédé d’un thème, et le troisième, Allegro molto, un rondo-sonate qui referme la boucle en reprenant les motifs du premier mouvement. Cette structure satisfait à la fois le souhait du dédicataire d’avoir un concerto en trois mouvements et celui du compositeur qui voulait un thème et variations.
La soliste, Charlotte Juillard, est le premier violon supersoliste de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis une dizaine d’années. Le Deuxième Concerto de Bartok l’accompagne depuis longtemps, car elle a passé son prix au Conservatoire de Paris avec son premier mouvement, à 18 ans. Elle confiera à Hervé Lévy que, pour se détendre, elle en joue parfois « un passage, toujours le même, en coulisse avant d’entrer en scène. » On ressent, dans le jeu de Charlotte Juillard, une indéfectible complicité avec l’orchestre et une grande familiarité avec le Deuxième Concerto dans lequel Bartók « réalise une fusion […] entre l’art brut des musiques paysannes ou tsiganes et la musique savant. »
Arrivée sur scène, Charlotte Juillard, jeune femme mince à la queue de cheval, vêtue d’une tunique noire à paillettes, un pantalon noir et des ballerines plates, ressemble davantage à une candidate au concours qu’à une violoniste qui nous tiendra en haleine pendant presque quarante minutes. Pourtant, dès les premières mesures de la périlleuse ouverture du premier mouvement, cette sonate « complètement déstructurée, comme s’il avait cassé un miroir », une évidence s’impose : Charlotte Juillard, non seulement joue sans partition, mais en maîtrise visiblement tous les détails. Avec un mélange de compétence et d’audace, le premier violon n’hésite pas à explorer jusqu’au bout les capacités de son instrument dans la cadence saisissante, mais plonge aussi, avec le même abandon avisé, dans la poésie rêveuse et introspective du mouvement lent qui suit. Le violon se fond dans l’orchestre, puis s’en détache pour raconter une autre histoire avant de passer la parole aux autres pupitres, qui, au demeurant, se distinguent tous par des solos remarquables.
Charlotte Juillard se sait soutenue, à la fois par un orchestre qui ne se contente pas d’être en retrait, mais qui avance, qui répond et qui prend l’initiative, et par un chef précis et raffiné dans son costume trois pièces, gilet gris et cravate ascot, sans oublier l’épingle brillante, assortie aux boutons de manchette. Réputé pour son approche moderne et intellectuelle d’une irréprochable élégance, Stanislav Kochanovsky, le chef d’orchestre russe de 42 ans, aborde ce Deuxième Concerto avec l’exigence du futur chef principal de l’Orchestre philharmonique de la NDR. Son geste rigoureux fait ressortir les couleurs de tous les pupitres avec éclat, infuse les pianissimos d’une sensualité déconcertante et les tuttis d’un swing jazzy, mais on regrette l’aspect trop poli de cette interprétation qui gagnerait à accentuer le côté brut et impulsif de la partition, en mettant en relief ses cassures tranchantes au lieu de les arrondir. Nonobstant, un torrent d’applaudissements éclate dès les dernières mesures. Charlotte Juillard reçoit un baisemain par le chef invité, Stanislav Kochanovsky, et un bouquet par le directeur musical et artistique de l’OPS, Aziz Shokhakimov. Rappelée cinq fois sur scène, le premier violon supersoliste remercie chaleureusement ses collègues de l’orchestre, embrasse Philippe Lindecker, le premier violon solo et offre un très beau bis au public enthousiaste.
Après l’entracte, le programme se poursuit avec la Symphonie n° 3 « Eroica ». Composée en 1803-1804 et considéree comme annonciatrice du romantisme musical, Eroica est l’une des œuvres les plus populaires de Beethoven et sa préférée. Grand républicain, Beethoven admirait Napoléon Bonaparte quand celui-ci semblait vouloir libérer l’Europe de la tyrannie et il lui a initialement dédié sa troisième symphonie. Mais quand il apprendra que le Premier Consul s’est proclamé Empereur des Français le 18 mai 1804, sa déception et sa rage seront telles qu’il barrera la dédicace sur la partition de l’Eroica avec une telle férocité qu’il en déchirera la page de couverture. La dédicace reviendra au Prince de Lobkowitz, grand mécène du compositeur. Ruiné par le traité de Schönbrunn du 14 octobre 1809, imposé à l’Autriche après sa défaite à Wagram par Napoléon, Prince de Lobkowitz a été contraint de quitter Vienne.
La troisième symphonie de Beethoven comprend quatre mouvements et son exécution dure entre 45 et 55 minutes. Stanislav Kochanovsky opte pour un tempo assez soutenu et se passe, à l’instar de nombreux chefs d’orchestre, de la reprise de l’exposition préconisée par Beethoven, ce qui lui permet de boucler l’affaire en 48 minutes. Avec un geste décidé, telle une majorette maniant une canne de tambour-major, Kochanovsky lance l’orchestre dans les deux accords brefs et dramatiques du premier mouvement, Allegro con brio, qui annoncent le caractère grandiose et héroïque de cette symphonie. Maîtrisant l’exécution de bout en bout, Kochanovsky nous fera une belle démonstration de son art. Élégant et fier, il semble fait pour diriger l’Eroica. Il le fait avec la même exigence que s’il s’agissait de réaliser Wozzeck de Berg ou le Nez de Chostakovitch et n’hésite pas à pointer du doigt le musicien qui ne lui donne pas ce qu’il veut. Le résultat en est une interprétation équilibrée qui repose sur une articulation claire, des contrastes méticuleusement sculptés et des timbres mariés à la perfection. Les crescendos partent des pianissimos presque inaudibles d’une parfaite netteté jusqu’aux sommets olympiens, les interventions des pupitres de bois et de cuivres sont bouleversantes d’expression, les échanges entre les cordes et les bois dans le Scherzo, tranchants de précision, et la marche du Finale, porté par les cordes est ravissante.
Une belle performance pour l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, la remarquable Charlotte Juillard et le galant Stanislav Kochanovsky !
Visuels : © Grégory Massat (Charlotte Juillard) © Guido Pijper (Stanislav Kochanovsky)