C’est un artiste qui n’est jamais là où on l’attend. Entre poésie, slam, et musique électronique, Fred Nevche fait résonner depuis une dizaine d’années sa vibe émotionnelle, entre récit intime et épopées visuelles. De retour à Paris pour une soirée vibrante au Badaboum, c’est l’occasion de revenir sur le parcours inclassable du Marseillais et de mon singulier attachement à lui.
Il y a une sincérité touchante dans le phrasé de Fred Nevche, musicien, poète, et scandeur qui fait tomber toutes les barrières musicales en ouvrant les portes en grand à la vibration des mots. Sur la scène du Badaboum, il est fidèle à lui-même, mutin et accessible, accompagné de son acolyte, le musicien Martin Mey, enchainant les morceaux de son magnifique dernier EP Emotional Data et d’autres surprises. Un set sensible et magnétique.
Je l’ai rencontré la première fois au festival de musique Marsatac en 2014, à Marseille, sa ville. Il m’avait marqué par sa façon de faire de notre interview un moment unique, par son incroyable nécessité et par la force de son geste artistique. Il empruntait déjà une voie non conventionnelle, ardue, non tracée. Donnant sa confiance aveugle au pouvoir des mots, du rythme, des silences… Entrer dans l’univers de Fred Nevche, c’est se laisser happer, enrober, et lâcher tout à priori. C’est accepter l’évidence.
Je n’étais pas le public le plus approprié pour cette musique là (clin d’œil à son concept album The Unreal Story of Lou Reed), le slam en général, ou en tout cas un genre parlé sur des mélodies un brin minimalistes. Et pourtant… C’est assez mystérieux ce que fait la musique, elle vous transperce en zappant le mental, elle va direct aux tripes.
C’était à l’époque, la sortie de son 3ième album solo Dans le rétroviseur, écrit en collaboration avec l’auteur de théâtre Ronan Chéneau. Inclassable épopée adolescente sur la route des crêtes, glissant par moment vers une mélancolie à la Dominique A, mais aussi empreint d’une pop joyeuse et dansante. Déjà il y avait l’engagement, avec le puissant Rendez nous l’argent, diatribe en forme de plaidoyer politique, entêtant et jubilatoire. réalisé avec Mike Ladd & Saul Williams (deux auteurs majeurs de la scène spoken word aux Etats- Unis) et l’orateur du Djolof.
Dans le rétroviseur est aussi le portrait d’une ville, loin des clichés, dans sa fraicheur d’hiver, ses couleurs bleues lessivées, ses parkings abandonnés au mistral et ses longues plages désertes, aux antipodes d’une image de cité phocéenne au soleil écrasé et au fort accent du Sud.
Dans cet album, tout était déjà dit du personnage et de ses obsessions. De sa poésie ciselée, pressée, qui dégringole en cascade ou qui se susurre à l’oreille. De l’implacable force des images, qui vous percutent, en travelling cinématographique. De notre époque amoureuse virtuellement schizo dans Digital Natives. De son amour pour les mots, et de l’exigence de son écriture qui clashe tout en douceur, qui n’emprunte jamais la voie de la facilité, et qui s’impose avec une implacable intensité.
Il y eu ensuite l’album Valdevaqueros en 2018, une invitation hypnotisante à la contemplation et au voyage, avec son single obsédant Autoroute, qui s’aventure déjà dans une tentation club, avec une tonalité plus évanescente. Un bijou. Mais aussi Le besoin de la nuit, un morceau taillé pour le succès, à l’os, sans fioritures. Valdevaqueros s’inscrit dans le prolongement d’un travail de laboratoire sur la performance poétique de Décibel, un album fleuve écrit d’un souffle.
Puis viendra le remarqué album concept The Unreal story of Lou Reed puis Villa Valmer, un EP sous la forme d’une soirée fantasmée dans cette bâtisse du 19ième siècle qui domine la Corniche. Là encore, l’écriture impeccable, percutante (J’ai le cœur paradis fiscal / L’âme qui flotte à découvert / Mes poumons ne sont qu’une escale / Qui mènent à toi) est bercée par une pop électro douce et dansante.
Enfin, Emotional Data, sorti en 2024, un album qui emprunte une voie plus personnelle. Composé en 3 mois, il est ponctué d’ambiances sonores du quotidien et d’une poésie toujours au coeur. Fred Nevche y emprunte les mots de Nicolas Mathieu (Goncourt 2018) sur 2 titres, avec des extraits de son livre « Le ciel Ouvert » paru aux Ed. Actes Sud, et ceux de la poétesse Milène Tournier.
Un condensé de ce qui fait l’univers de l’artiste : souvenirs d’une intimité, menacée par les algorithmes; d’une soirée hallucinogène pris dans la vision d’une fille dansant dans les bulles de son Schweppes citron (le génial la 3 du CD); d’un ami parti trop tôt, à travers un hommage poignant au photographe Olivier Metzger (Ta lumière), du temps qui passe, de l’amour qui reste (Les jours, sur un texte de Nicolas Mathieu).
Une magnifique traversée des émotions, soulignée par des arrangements sensibles et dépouillés.
Attaché autant à ses origines – il est né d’un père arménien et d’une mère espagnole – qu’à Marseille et son cosmopolitisme où il vit, compose et enregistre, Fred Nevche est ancré dans son époque, sa complexité, et sa violence intrinsèque, ne cédant jamais au marasme ambiant. Il est surtout un faiseur de miracles, qui semble s’émerveiller des petites choses de la vie, attrapées à la voléé, comme par magie, pour les encapsuler dans des petits bijoux d’émotions pures. Un voyage qui ne s’oublie pas et qu’on voudrait refaire, encore et encore.