Le spectacle de la grande Ute Lemper au théâtre de la Concorde nous a fait revivre le contact téléphonique qu’elle avait eu avec la Star dans les années 1980. Un dédoublement magnifique porté par une voix d’or.
Il est parfois des destins qui tiennent du miracle. En 1987, Ute Lemper est Sally Bowles dans Cabaret à Mogador. Elle a alors 24 ans (ne faites par le calcul nous intime-t-elle !). Comme tout le monde, elle sait que la grande Marlène vit à Paris, rue Montaigne ; et lance une bouteille à la mer pour essayer d’entrer en contact avec elle, ce qui se concrétise finalement par un seul – mais long – coup de téléphone.
Marlène se livre alors à quelques confidences (déjà largement publiques) sur ses très nombreux.ses amant.e.s, sur son grand amour (Gabin), sur son couple libre avec Rudy (Rudolf Sieber), sur la relation compliquée de la femme de Weimar qui s’engagea plus tard dans l’armée américaine, avec son pays de naissance, l’Allemagne qui avait sombré dans l’horreur du nazisme puis la rejeta ensuite. Les Berlinois l’ont exclue tout le restant de sa vie, et elle en souffrit.
Cette conversation intime permet aussi d’évoquer les grands hommes (qui, pour certains, furent donc ses amants) : Sternberg, Wilder, Burt Bacharach, John Wayne, Gary Cooper, Franck Sinatra, James Steward, Charlie Chaplin, Alfred Hitchcock… ; et les égales et icônes (Garbo, Garland, Piaf) (qui, pour certaines, furent ses maitresses !). Et puis, il y eut la relation douloureuse avec sa fille, Maria Riva.
La première belle illusion de cette soirée est venue des métamorphoses de Ute en Marlène (plus souvent qu’elle est Ute pendant les plus de 2h du spectacle), et de sentir l’admiration de l’artiste pour la femme « progressiste, émancipée, un esprit libre, extrêmement polygame… une femme du futur », de partager aussi, avec un engagement non feint, sa détestation des fascistes.

Avec Ute Lemper, il y a toujours cette incomparable présence sur scène, présence d’actrice au moins autant que présence de chanteuse, présence de femme de scène au sens large tout simplement ! Car la conteuse de cette belle histoire sait captiver son public.
La voix est inépuisable, jazzy parfois. Puissante, souple, elle épouse aussi Piaf et Brel, mais avec un don de l’appropriation personnelle, toujours Ute, jamais tout à fait Marlène, Édith ou Jacques, et pourtant héritière naturelle. Le spectacle a été un florilège de chansons mythiques (« Just a gigolo », « Illusions », « Where have all the flowers gone », « the boys in the backroom », « The ruins of Berlin », la chanson de Lola dans L’ange bleu, « Lili Marleen », « La vie en rose »…).
On sent qu’il n’y eut aucun problème à transporter le spectacle, créé en 2018 en Allemagne (une façon pour Lemper de combler le manque que Marlène a vécu ?) sur la scène du théâtre de la Concorde, avec cependant une forte portée symbolique. Car cette salle fut la dernière où Marlène se produisit, au temps où elle s’appelait l’espace Cardin. Et l’artiste, qui fréquenta Weill et Cabaret, nous rappelle qu’elle sait également jouer dans un français irréprochable, humour compris.
Sur cette petite scène, la beauté et l’intimité du spectacle proviennent aussi des trois complices musiciens dans leur configuration piano (Vana Gierig), contrebasse (Romain Lecuyer) et violon (Cyril Garac). Et de la scénographie alliée aux les projections qui nous replongent dans une période révolue, tourmentée et faste, jusque dans les années 30.
Est-ce parce qu’on n’avait pas vu Ute Lemper depuis longtemps à Paris que ce passage de trois soirs dans la salle qui porte la trace de Marlène n’a pas affiché complet ? Nous, les privilégiés, pouvons néanmoins dire aux absents à quel point ce fut une belle erreur de n’avoir pas su saisir cette chance de la revoir. Et d’ailleurs quand aura-t-on la chance de la revoir à Paris ?…
Car, au-delà du talent immense de l’artiste, il y avait là une part de beauté nostalgique, grâce à Marlène, grâce à Ute, et ça faisait sacrément du bien !
Visuels : © Russ Rowland